Israël et L'Humanité - Considérations générales sur l'emploi simultané du singulier et du pluriel

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II.

Etude du mot Elohim.

§ 1.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'EMPLOI SIMULTANÉ

DU SINGULIER ET DU PLURIEL.

Le nom du Dieu Très-Haut, El Elion, comme le titre de Dieu des dieux dont nous avons parlé précédemment, laisse sous-entendre l'existence des Elohim. Il nous faut maintenant étudier plus en détail ce mot qui a motivé contre l'ancien judaïsme une double accusation de polythéisme. On objecte en effet que, d'une part, il a [1]été appliqué aux dieux des Gentils dont on reconnaissait par là la divinité et que, d'autre part, sa forme plurielle, quand on l'employait pour désigner le Dieu d'Israël, impliquait la négation de son unité.

Nous répondrons à la première objection que lorsque les écrivains sacrés donnent à d'autres dieux le nom d'Elohim, ils se placent au point de vue de leurs adorateurs et adoptent leur langage. Ce nom est appliqué à toute chose d'une grandeur éminente de quelque ordre que ce soit, même à des êtres inanimés; à plus forte raison a-t-on pu le donner aux anges avec lesquels s'identifiaient les dieux du paganisme, sans que pour cela le monothéisme se trouve compromis. Il est facile de citer des exemples de cette coutume de désigner sous le nom de dieux des hommes supérieurs en dignité, particulièrement ceux dans lesquels on était porté à voir une sorte de véritable incarnation du divin. Cette manière d'employer les qualificatifs se rapportant à Dieu, innocente au début, a pu devenir par la suite l'une des causes du polythéisme. Bien des savants sont aujourd'hui d'avis que chez plusieurs peuples le nom de Dieu n'était qu'un adjectif de supériorité. Il est cependant plus naturel de supposer le contraire, c'est-à-dire que le caractère de divinité a été appliqué, comme nous venons de le dire, à tout ce qui paraissait éminemment supérieur. En tout cas, on comprend parfaitement qu'on ait appelé de ce nom les anges et les esprits en général et l'on peut même considérer comme vraisemblable, ainsi que l'a prétendu Spencer, que les mots dieu et esprit, qui ont chez nous des significations différentes, étaient synonymes à l'origine ou que plutôt il n'y avait primitivement qu'un seul mot pour désigner l'être surnaturel.

Si nous examinons de plus près l'emploi de ce mot Elohim, dont la forme plurielle fournit un argument à l'accusation de polythéisme, nous constatons que la plupart du temps le nom seul est au pluriel, le verbe et les autres mots qui l'accompagnent demeurent au contraire au singulier; mais on trouve également des cas où le verbe est au pluriel comme le nom lui-même. Y a-t-il là vraiment un indice de polythéisme chez l'écrivain sacré ou tout au moins la trace d'un polythéisme à une époque antérieure dont il resterait à déterminer la date? On est bien obligé d'admettre que presque toujours l'intention des auteurs sacrés est manifestement monothéiste et par conséquent pour que nos adversaires pussent faire état contre le judaïsme de cette forme plurielle, il leur [2]faudrait prouver que le polythéisme, dont ils veulent y voir l'expression, est au moins postérieur à Abraham, voire même à Moïse, et qu'en tout cas il fut, à un certain moment, la forme dominante et exclusive de la religion des Hébreux. Le mot en effet ne constitue pas une preuve à lui seul, car nous ne faisons nous-même aucune difficulté d'accepter l'hypothèse que Moïse et Abraham ont employée, pour exprimer leurs idées monothéistes, le langage polythéiste encore en usage à leur époque. Le génie de la langue hébraïque qui tendait à indiquer la supériorité par la marque du pluriel prêtait d'ailleurs à l'introduction de cette coutume. Un passage de la Genèse ou le mot Adonaï (mes seigneurs), bien que pluriel dans sa forme grammaticale, est adressé à un seul individu, nous en offre une preuve évidente: « Mes seigneurs (Adonaï), si j'ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe point, je te prie, loin de ton Serviteur »[3].

Cet emploi du pluriel pour indiquer l'excellence d'une chose s'explique par l'intention de sous-entendre que la chose dont on parle en vaut plusieurs à elle seule. Le pluriel grammatical traduit cela en éveillant l'idée de la totalité, de l'indéfini, d'où il n'y a qu'un pas à celle de l'infini, de la synthèse générale, du plérome que nous prétendons découvrir dans le mot Elohim, c'est-à-dire de la divinité absolue, et qui dit absolu dit unité substantielle; c'est le Dieu qu'il suffit de confesser pour affirmer toute vérité imaginable, l'Un qui est tout et, comme l'appelle Hartmann, le Dieu de l'humanité à venir.

Elohim a été interprétée par les anciens commentateurs comme le nom de Celui en qui sont réunies toutes les forces et, avant les exégètes~ du Moyen-âge et de la Renaissance, le Midrash sur le livre de Josué dit, à propos des mots « Dieu saint » du dernier chapitre, qui se trouvent au pluriel: « Dieux saints, cela signifié Dieu saint dans tous les genres de sainteté » [4] et le rabbin Léon de Modène émit de son côté: « Dieux saints, cela veut dire que toutes les forces personnifiées dans les dieux adorés par les païens se trouvent en Lui » [5].

Si le mot Elohim a déjà par lui-même une valeur, il faut bien ajouter que l'emploi avec ce mot pluriel du verbe au singulier exprime toute une philosophie critique des religions, car ce contraste entre le pluriel et le singulier représente la convergence des notions païennes de la Divinité vers le Dieu du mosaïsme monothéiste, soit historiquement comme point de départ soit théologiquement en tant qu'éléments, attributs, idées constitutives de ce Dieu.

Parmi les exemples de pluriel pris pour le singulier, nous en citerons un qui a une importance toute particulière, car il confirme d'une façon aussi évidente que possible notre explication. Il nous est fourni par le livre des Proverbes: « La sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes » [6]. Dans le texte hébraïque le mot Sagesse est au pluriel et le verbe qui suit au singulier: « Les sagesses a bâti sa maison », et comme il désigne ici la Sagesse divine créant le monde, il joue le même rôle que les noms de Dieu en d'autres occasions. Ce nom de la Sagesse suprême est au pluriel parce que, comme le disent d'un commun accord les commentateurs, elle est la Science souveraine embrassant dans une synthèse parfaite toutes les sciences particulières.

La critique indépendante arrive de nos jours à des conclusions qui concordent parfaitement avec nos déductions. « La religion, dit Hartmann, se montre à son début indifférente au théisme, au panthéisme, au monothéisme et au polythéisme, et présente une sorte d'équilibre de ces éléments. La conscience ne s'est pas encore rendu compte de la portée des différences que nous marquons en opposant la transcendance et l'immanence, l'unité et la multiplicité; alors, selon le besoin du moment, elle envisage sa divinité comme extérieure ou comme intérieure au monde, comme une ou comme multiple. Cela paraît confirmé par les faits, mais ne peut-on pas dire que l'instinct, l'intuition du point de jonction des deux idées n'en subsistait pas moins et que l'une n'était point sacrifiée à l'autre? Le même auteur continue: « L'esprit enfantin, qui pense par images, ne pouvant se dispenser d'anthropomorphiser et d'anthropopathiser, il n'est pas étonnant qu'il traite selon cette loi les forces naturelles diverses et qu'elles deviennent pour lui autant de dieux personnels divers. D'autre part, il est de l'essence de ces forces d'être immanentes à la nature, et tous leurs conflits n'empêchent pas le sentiment impressionné d'une manière religieuse de percevoir distinctement la connexité et l'unité de toute la nature. [7]Chacune des principales forces naturelles lui paraît identique aux autres en ceci qu'il la considère comme une révélation du surnaturel et du divin; c'est pour cela qu'en toute occasion la religion primitive emploie sans scrupule la figure appelée pars pro toto, C'est-à-dire que chaque force naturelle est devenue un objet du culte et adorée comme dieu en ce sens qu'elle est une manifestation du divin universel » [8]

Unité et multiplicité ou, pour mieux dire, unité dans la multiplicité, voilà le mot de l'énigme dans tous les cas où nous trouvons un contraste autre le nom et le verbe dont il est le sujet ou les mots qui le qualifient. Et voilà aussi ce qu'il y a de fondé dans les prétentions de l'exégèse chrétienne de trouver dans ces exemples des preuves de la Trinité. Seulement en réalité ce n'est pas d'une trinité, qu'il s'agit, c'est d'une infinité d'attributs dont Dieu est le centre, la force synthétique, et cela nous ramène à la théosophie hébraïque dont le christianisme n'a fait que détacher une triade, tandis que la Kabbale reconnaît un nombre infini de sephiroth ou attributs divins. Nous nous retrouvons alors en présence de ces généalogies à la majestueuse évolution desquelles Paul croyait pouvoir imposer des bornes et qu'il rejetait comme inutiles et vaines de même que les disputes relatives à la Loi [9]

Cette façon d'exprimer la complexité de l'idée était tout à fait dans l'esprit de l'antiquité. Il suffit de se rappeler la variété, la bizarrerie, les complications et parfois même les monstruosités des symboles religieux en divers lieux, les travestissements d'hommes en animaux, les figures hybrides, les divinités hermaphrodites, jeunes et vieilles à la fois comme Janus, Hercule habillé en femme et Vénus avec un visage d'homme. L'épigraphie comme l'iconographie nous fournit des exemples analogues. En effet, parmi les inscriptions polythéistes de l'Arabie, il en est une où le nom de la déesse Athtar est précédé d'un verbe au genre masculin.

Nous pourrions parler des autres noms divins comme Adonaï, Schaddaï, qui, de même que le mot Elohim, sont au pluriel, mais nous nous contenterons de rappeler que le plus saint et le plus auguste des noms de Dieu, le tétragramme que l'on oppose assez volontiers à Elohim comme indiquant, contrairement à ce dernier nom, l'époque du monothéisme, présente une anomalie semblable, [10] non pas, Il est vrai, dans le nombre, mais dans le temps ce mot échappe en effet à toute loi grammaticale, à toute règle lexicologique et, par la fusion des trois temps du verbe en un vocable unique, devient une exception linguistique que son étrangeté rend en quelque sorte sacrée. Il y a là un fait capable de nous éclairer et de nous rassurer en même temps sur la valeur du mot Elohim et sur son irrégularité grammaticale, car il témoigne de l'esprit qui présidait à la formation des noms divins.

Voici d'ailleurs le mot Elohim employé par les écrivains sacrés dans un sens rigoureusement monothéiste, quoique le pluriel s'y trouve à côté du singulier, bien plus, avec l'intention formelle de condamner le polythéisme; nous traduisons littéralement: « L'Eternel, (c'est) lui (qui est) les Elohim » [11], et encore: « Toi seul Tu es Elohim » [12]. Est-il possible que les écrivains qui se sont servis du mot Elohim dans un esprit de foi monothéiste aussi irréprochable aient jamais pu lui donner, quelles que soient d'ailleurs les irrégularités de langage, une signification rappelant même de loin l'idée polythéiste?


References

  1. Page 175
  2. Page 176
  3. Genèse, XVIII, 3.
  4. קדוש בכל מיני קדושות: voir Jalkut au verset 19 du chapitre XXIV.
  5. Maghen vehereb
  6. Proverbes, IX, 1. On pourrait voir dans ces sept colonnes la première encyclopédie, les sept sciences du Moyen-Age
  7. Page 178
  8. > Religion de l'avenir, édit. Alcan, pp. 142, 143.
  9. Epitre à Tite, III, 9.
  10. Page 179
  11. I Rois, VIII, 60.
  12. Psaume LXXXVI, 10.