Israël et L'Humanité - Idée de l'influence de l'homme chez les philosophe, modernes

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VII.

Idée de l'influence de l'homme chez les philosophes modernes.

Nous trouvons enfin chez les Rabbins une doctrine qui apparaît comme la conséquence rigoureuse de celles qui précédent; en nous frappant par sa grandeur, elle nous donné la mesure de l'élévation à laquelle l'esprit des Pharisiens a su parvenir. L'homme, d'après eux, exerce une influence certaine sur l'univers; il a le pouvoir de troubler ou de favoriser, d'aider ou de contrarier l'ordre divin. Cette influence s'étend jusque sur Dieu lui-même, du moins sur la Schechina, le Divin dans le monde et c'est dans cette idée qu'il faut chercher l'explication de tous les passages bibliques et rabbiniques dans lesquels nous voyons la Divinité ressentir le contrecoup des actions bonnes ou mauvaises des humains. On ne sera donc pas surpris de retrouver cette même conception dans la [1]Kabbale; sur ce point comme sur tous les autres sa doctrine est en parfait accord avec celles du judaïsme exotérique ce qui prouve une fois de plus qu'il n'y a rien de plus erroné que de s'obstiner à montrer dans ce système une importation postérieure, étrangère à l'hébraïsme.

Cette même doctrine n'était point inconnue d'ailleurs aux anciennes religions. N'apparaît-elle pas dans cette idée des Stoïciens que le sage est utile à Jupiter? L'imitation de la nature, le respect dû à ses lois, la crainte d'en troubler le cours par nos œuvres, tout cela repose sur la même supposition, l'influence de l'homme. Quant aux cultes de l'Orient, on a encore présent à la mémoire la citation que nous avons faite de Michelet sur les croyances des Parsis.

Le christianisme nous frayera le chemin vers les philosophes modernes qui, en nous rendant cet enseignement plus intelligible, le justifieront ainsi à leur manière. Il y a un passage de Paul extrêmement significatif dans sa concision: « Nous savons, dit-il, que toute la création gémit et souffre les douleurs de l'enfantement; mais elle attend sa délivrance de nous qui sommes les premiers-nés de l'Esprit ». Ou nous nous trompons fort, ou il y a dans ce verset de l'épître aux Romains des traces visibles des doctrines gnostico-kabbalistiques que Paul s'était assimilées dans les écoles palestiniennes. L'état de souffrance de la Nature, ses soupirs et ses gémissements dont il est souvent question dans les Haggadoth, c'est le ghalout aschechina des Kabbalistes, la dispersion du Divin dans le monde. L'idée de délivrance messianique, gheoula, perd pour les théosophes sa signification politique pour revêtir un sens mystérieux et métaphysique, et cette œuvre de rédemption est assignée non pas à un seul individu, fût-il un homme-dieu, mais à l'humanité dans son ensemble. Ici, Paul est, sans s'en apercevoir, en contradiction avec la théologie chrétienne et c'est une conception kabbalistique qu'il expose. Les mots: « nous qui sommes les premiers-nés de l'Esprit » ne sont susceptibles que de deux interprétations. Ou bien ils signifient que l'homme étant la première créature raisonnable que la Nature ait produite, c'est à lui qu'incombe la mission de délivrer sa mère par les moyens dont elle l'a doté. On bien cette phrase a trait au précepte du lévirat selon lequel il était au premier-né des frères d'opérer la délivrance du défunt, et avec lui de sa veuve et de ses biens, en lui donnant [2]des héritiers qui perpétuassent son nom; ainsi l'homme, frère ainé des êtres créés, doit opérer la délivrance de la Nature.

Voici maintenant d'autres grandes intelligences qui ont également entrevu ce principe ou plutôt ce grand fait. «  Il faut qu'on sache, nous dit Fichte, que tout est lié dans chacun des mondes possibles. L'Univers, quel qu'il puisse être, est fait tout d'une pièce comme un Océan. Le plus petit mouvement étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins visible à proportion de la distance, de manière que Dieu a tout réglé d'avance et une fois pour toutes, ayant prévu les prières des bons, et les mauvaises actions et tout le reste. Et chaque chose a contribué, idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l'existence de toute chose [3]» . Cette dernière pensée se retrouve presque textuellement chez les Rabbins. Stuart Mill est encore plus précis quand il déclare que « l'homme vertueux se propose d'aider Dieu ». C'est à peu près ce que dit le Talmud et à propos du verset du Deutéronome: « Nul n'est semblable au Dieu d'Israël, il chevauche sur les cieux (pour venir) à ton aide [4]» les Rabbins disent qu'il faut traduire, non pas à ton aide, mais avec ton aide, ce que les Kabbalistes et le Midrasch interprètent dans le sens que l'homme est véritablement l'associé de Dieu et son coopérateur.

Un philosophe moderne, commentent la pensée de Hartmann, nous apporte à ce sujet un témoignage qui vaut la peine d'être cité: « Si l'intérêt de l'esprit et l'obligation de combattre pour le triomphe de ses fins, écrit-il, sont également l'intérêt et l'obligation de l'univers et de son principe, la vertu se trouve en harmonie avec les conditions générales du monde. La résistance de l'homme aux plus nobles excitations de la conscience est donc non seulement coupable, mais aussi vaine que son résultat est menaçant pour l'avenir inconnu et incertain de ses facultés. Car de même que les autres forces du monde ne peuvent rester longtemps dans un état déséquilibré, mais doivent au contraire, grâce à la nécessite de leurs lois, rentrer dans l'ordre qui les régit toutes, de même, que notre libre volonté y consente ou non, les forces morales doivent triompher aussi avec nous ou malgré nous [5] » . Si Hartmann [6]qualifie de vaine la résistance de l'homme, il n'en faut pas conclure qu'il est en désaccord avec nous, car il ne parle que du résultat final et ne saurait nier le trouble momentané que la liberté humaine pervertie peut occasionner dans l'ordre universel. Qu'est-ce que les effets si funestes qu'il prévoit, sinon la réaction de cet ordre contre la volonté individuelle en révolte? « Il faut bien se garder, nous dit-il ailleurs, de mesurer la force de volonté agissante par le seul effet mécanique qu'elle produit, c'est-à-dire par la masse de résistance des forces atomiques qu'elle surmonte. Ce serait une appréciation très étroite, puisque la manifestation de la volonté dans les forces atomiques n'est que d'une espèce bien inférieure [7] ». Lorsque enfin le même philosophe nous dit que « l'Inconscient est le sujet commun qui ressent l'un et l'autre (le plaisir et la souffrance), puisqu'il est au fond de toutes les consciences particulières [8]» , ne croirait-on pas entendre la Bible ou les Rabbins nous parler de la joie ou de la douleur que Dieu éprouve de nos actions ?

« Il ne faut chercher le suprême principe, écrit M. Reinach, ni dans les hommes pris individuellement, ni dans l'humanité prise collectivement; bonheur et progrès ne sont que des moments relatifs subalternes: le but absolu doit dépasser l'humanité et comme nous n'apercevons aucun intermédiaire entre le genre humain et le monde entier, il ne reste plus qu'à choisir pour fin, la fin du processus universel lui-même [9] . Spinoza disait quelque chose d'approchant: « Un atome de matière anéanti et le monde s'écroule ». A quoi on a pu ajouter avec raison: « La moindre infraction aux règles du mécanisme universel troublerait les calculs et dérangerait les équations [10] ». Mais voici un passage de Spinoza lui-même qui concerne plus directement les œuvres de la liberté. La morale devient pour lui une règle presque subjective vis-à-vis d'une fin plus haute, comme l'égoïsme personnel vis-à-vis de la morale elle-même. Ecoutons le plutôt: «La fin propre d'un être, nous dit-il, peut servir en même temps à l'insu de cet être à une fin plus élevée. C'est ainsi que l'abeille en faisant du miel travaille à l'intérêt de l'homme. De même l'homme tout en croyant travailler seulement[11]à son intérêt, sert en même temps aux fins de la nature en général qui l'emploie comme instrument, Ainsi les lois morales portées par l'homme, tout en n'étant provoquées que par l'idée du bien de l'humanité sont en même temps des moyens subordonnés à la fin de l'Univers [12] ».

On ne saurait mieux commenter ces paroles que ne le fait M. Janet, quand il dit que Spinoza nous montre précisément comment les choses peuvent servir les unes aux autres et comment de cette hiérarchie des fins résulte l'ordre universel, « Grâce à cette vue nouvelle, les lois morales qui paraissent n'être d'abord que des lois partielles et relatives reprennent une sorte de valeur absolue. Elles sont une des conditions de l'ordre universel ». Schopenhauer suit, lui aussi, de très près le philosophe panthéiste, lorsqu'il écrit: « Un seul être, fût-ce le plus infime, entraînerait le monde entier dans le néant, si par impossible il était lui-même entièrement anéanti [13] ».

D'autres penseurs ont entrevu les mêmes vérités. «  Peut-être, dit M. Jules Simot, ne faut-il pas borner le rôle de la liberté sur cette terre à ce qui concerne l'homme et la société humaine. La présence dans le monde de ce spectateur intelligent, de ce coopérateur des forces naturelles ne peut être considérée comme un épisode [14]» Un savant distingué, écrit de son côté: « La loi de la conservation des forces vives a sa pleine application même à la géologie. Comme aucun atome de matière ne se détruit, de même aucun mouvement, aucun acte physique ou chimique ou vital ne s'éteint sans se propager ou se transformer [15]»

Nous trouvons comme un résumé de notre pensée dans ces paroles d'un autre écrivain moderne: « C'est là le grand avantage des théories que nous avons présentées. Elles ne font pas de l'action morale une marque de déférence en quelque sorte platonique vis-à-vis d'une loi abstraite (formalisme qui est le vice fondamental de la loi de Kant) ou une sorte de précaution personnelle plus ou moins lointaine (elles demandent le plus souvent des sacrifices sans compensation); elles en font un service, une fonction normale dont le but est le développement de la vie dans la société dont on est membre. Elles lui communiquent une raison d'être tirée [16]des intérêts de l'univers que le pessimiste seul ou le nihiliste peuvent négliger. Un éminent penseur écrivait récemment ceci: « Si on remonte aux principes, je pense que le mot de mal ne peut avoir qu'un sens philosophique, à savoir un principe de conservation. Hors de là, il n'y a qu'arbitraire et fantaisie [17]».

Enfin, nous citerons, pour terminer, les paroles d'un sociologue distingué qui s'exprime comme le pourrait faire un gnostique ou un Kabbaliste, tant il est vrai que la théosophie n'est point éloignée de la science: « A l'art divin et à la providence divine, secours problématique qui n'a jamais aidé que ceux qui s'aident, écrit M. Fouillée, se substitue la providence humaine et sociale, la seule sur laquelle nous puissions compter, parce qu'elle est nous-mêmes, la seule aussi peut-être qui après avoir été sa propre libératrice, puisse espérer d'être un jour en une certaine mesure la libératrice du monde. Mais c'est là une espérance toute métaphysique. Ce qui est positif pour la sociologie et l'humanité, sinon pour la nature, est aux mains de l'homme [18]». [19]


References

  1. Page 378
  2. Page 379
  3. Essai de Théodicée, I, 7, 11.
  4. Deutéronome, XXXIII, 26
  5. Philosophie des Ecoles italiennes, vol. XII, p. 180.
  6. page 380
  7. Philosophie de l'Inconscient, p. 501.
  8. Ibid. p. 346.
  9. Revue philosophique, p. 397, Dec. 1877.
  10. Revue philosophique, Dec. 1877, p. 579.
  11. Page 381
  12. De Deo, Introd. XLVI.
  13. Philosophie de l'Inconscient, vol. II, p.674
  14. Religion naturelle, p. 161.
  15. Meneghini, Antologia, ann. 1869.
  16. Page 382
  17. Revue polit. Et littéraire, août 1878, p. 162
  18. Vues synthétiques sur la Sociologie, dans la Revue philos. De France et de l'Etranger, avril 1880, p. 374 .
  19. Page 383