Israël et L'Humanité - L'homme créateur

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VI.

L'homme créateur.

Nous avons signalé les étroits rapports qui font de la doctrine de la coopération de l'homme avec Dieu et de celle de l'unité de la Loi divine et humaine une seule et même doctrine. L'idée de parenté divine que nous retrouvons chez les Rabbins met le sceau à cet enseignement.

Nous voyons les Docteurs prodiguer aux justes, outre le nom déjà si éloquent d'associé de Dieu, les douces appellations d'amis, compagnons et frères du Seigneur. Ce dernier titre fait involontairement songer à celui que le christianisme donne aux fidèles dont Jésus est nommé le frère ainé. On pourrait dire que c'est à cause de l'humanité commune à l'un et à l'autre que le chrétien est appelé le frère de Jésus. Mais il faut se souvenir de ce que nous avons indiqué précédemment, c'est que l'incarnation chrétienne n'est qu'une imitation de la Schechina</ref> hébraïque, de l'immanence divine, du Malkhout de la Kabbale, avec cette différence essentielle que la descente dans le fini s'accomplit, d'après les croyances chrétiennes au sein de l'humanité seulement, ou plutôt dans un seul homme, tandis que pour la Kabbale l'incarnation existe dans le fait et par le fait même de la Création tout entière, bien que dans celle-ci ce soit encore l'homme qui en demeure pour ainsi dire le foyer central, l'aimant qui l'y attire et l'y maintient.

Cette coopération, dont le titre de frère de Dieu est un symbole, atteint sa forme la plus élevée et on peut dire la plus hardie, dans la doctrine qui fait de l'homme un créateur avec Dieu, en affirmant que l'esprit de l'homme a pris part avec Dieu à la création du monde. Il est vrai qu'en enseignant que les œuvres humaines sont supérieures à celles du ciel et de la terre, les Rabbins nous ont [1]déjà fait entrevoir cette idée, mais nous la trouvons énoncée en termes formels dans ce passage du Bereschit rabba: « Lorsqu'il s'est agi de créer le monde, Dieu consulta les âmes des justes, ainsi qu'il est écrit: Ils furent les créateurs siégeant avec le Roi quand il exécuta son œuvre [2] ». C'est évidemment la même idée qui a inspiré nombre d'autres passages rabbiniques, tels que ceux-ci: «  Si les justes le voulaient, ils pourraient créer les mondes ». Ou encore: «Betzalel connaissait la manière de combiner les lettres avec lesquelles les cieux et la terre furent créés ». Nous trouvons aussi un écho de cette doctrine dans ces créations de mondes que le savant, selon le Zohar, opère en méditant la Loi divine et peut-être même dans la promesse chrétienne que les justes devront juger le monde avec Jésus.

Ce n'est pas simplement un écrivain, c'est, lorsque celui-ci s'appelle Gœthe, la science, le génie, la philosophie, la poésie concentrée dans un seul homme, qui nous expriment une pensée semblable quand il écrit, comme nous l'avons vu à propos de la doctrine des Sarim, cette idée que les âmes des sages prennent part aux joies des dieux « en s'associant à la félicité dont ils jouissent comme forces créatrices » [3]. On connaît pareillement la croyance des Anciens sur les astres animés. Les religions et les philosophies étaient souvent d'accord sur ce point, témoin Pythagore, Socrate et même Aristote avec ses « intelligences motrices ».

En considérant comme l'âme de la terre le premier Adam, c'est-à-dire l'humanité en la personne de son représentant, les Rabbins n'ont fait qu'exposer à leur manière des idées analogues. Un penseur nous en donne une formule philosophique quand il écrit: « L'homme fragment du Monde participe à ses lois dont la loi morale n'est qu'une déduction [4] ». N'est-ce pas là ce que nous avons dit de l'unité de la loi divine et humaine? Si l'homme est l'image du monde, à plus forte raison en doit il être le modèle, puisqu'il en est la créature la plus élevée. Le mot célèbre de Bacon, qu'on ne triomphe de la nature physique qu'à condition de la connaître et de lui obéir éclaire à son tour la doctrine rabbinique et s'il est exact, combien l'axiome connu Natura non nisi parendo vincitur [5] ne le sera-t-il pas davantage encore quand il s'agit de la nature morale [6]!

Nous avons parlé plus haut de la théorie du miracle selon Ibn Ezra. Elle rentre évidemment dans le même ordre d'idées, c'est une conséquence du rôle de créateur avec Dieu attribué à Adam; c'est le côté mystérieux de la nature humaine qui étend sa domination sur tout ce qu'il y a encore d'inconnu dans la nature en général. Il n'en peut-être ainsi dans le paganisme qui, étant fatalement naturaliste ou panthéiste, subordonne toujours l'homme à son dieu et par cela même à l'univers. Dans ce système, à défaut d'un Idéal, d'un Dieu transcendant, tout doit commencer et se terminer dans la réalité. L'idée ne se distinguant pas du fait, elle ne saurait le dominer; il y a entre eux équation parfaite. Les exceptions qu'on peut nous objecter ne sont qu'apparentes. Dans l'Inde par exemple, il arrive que l'homme se révolte et combat, et parfois il en impose aux dieux et triomphe. Mais là comme en Grèce, ce qui distingue ces luttes de celles que soutient le saint israélite, c'est leur caractère de rébellion. Victorieux ou vaincus, les saints du paganisme sont toujours des révoltés, tandis que c'est en obéissant constamment à l'ordre, à la volonté souveraine de Dieu, que le juif lutte avec les dieux, nous allions dire avec Dieu lui-même en tant qu'immanent, dans la création et les Rabbins nous disent qu'il n'y a pas de titre plus cher à la Schechina que celui de Vaincu [7]

Pour le judaïsme, tout procède de Dieu, même ce que nous appelons mal. Isaïe n'a-t-il pas dit: « Je donne le bonheur et je crée le malheur»[8]? et la personnification même du mal, Azazel, ne représente-t-elle pas, comme nous l'avons vu, au dire des Kabbalistes, le côté gauche de la Divinité? Le mot célèbre de Proudhon renferme donc autre chose qu'un blasphème; combattre le mal, c'est, d'une certaine façon combattre Dieu lui-même. Seulement ce que Proudhon n'a point vu, c'est qu'on ne peut combattre Dieu de cette manière qu'avec l'aide de Dieu même, c'est-à-dire en utilisant les facultés qu'il nous a données pour continuer dans le monde l'œuvre de la création.

Ce qu'il ne faut jamais oublier lorsqu'il s'agit de l'homme, c'est que, sous le terme général de nature, on doit comprendre sa[9]nature personnelle, avec toutes ses qualités caractéristiques qui sont souvent en contradiction avec celles du monde extérieur. Pour obéir à la loi de la Nature dans laquelle il vit et se mettre librement et consciemment en harmonie avec le Tout comme les êtres physiques le font fatalement, l'homme ne peut pas se contenter d'imiter la nature; il a souvent à lutter contre elle, car autrement il s'éloignerait du but à atteindre, pour cette raison bien simple que si l'être dépourvu de liberté et d'intelligence agit nécessairement de la manière la plus convenable à ses rapports avec la nature universelle, celle-ci se chargeant de le maintenir constamment dans le cercle de ses lois, l'être libre et intelligent au contraire doit, par ses propres efforts, prendre la place qui lui appartient spécialement dans l'univers, au prix de luttes incessantes et de victoires remportées sur tout ce qui fait obstacle à sa vocation supérieure. Voilà en quel sens l'homme est vraiment créateur et comment, au lieu d'imiter la nature, il doit la dominer et s'en servir pour une fin plus haute. Ajoutons simplement ici que ce n'est point dans la nature elle-même qu'il trouve la loi à laquelle il est tenu d'obéir pour réaliser son idéal, cette loi, en définitive, lui vient du dehors, c'est-à-dire d'une révélation et c'est elle qui le met véritablement en harmonie avec l'ordre universel. Sa qualité d'être spirituel le place ainsi dans l'obligation de se conformer, non pas à la nature, mais à l'Idée créatrice, qui perfectionne la nature.


References

  1. Page 375
  2. Bereschit rabba, VIII
  3. Philosophie de Gœthe, Revue des Deux Mondes, 1865, p. 329.
  4. Revue philosophique
  5. Page 377
  6. Ibid. Novembre 1878, p. 465.
  7. Isaïe, XLV, 7
  8. T. B. Mezia, 59 <super> 6</super>
  9. Page 378