Israël et L'Humanité - La famille humaine

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IV.

La famille humaine.

§. 1.

Il existe, d'après l'hébraïsme, un nombre déterminé de nationalités, ou pour mieux dire de races; c'est celui de soixante-dix. Ce nombre, qui se rencontre fréquemment chez les rabbins, est [1]d'origine biblique. La liste des nations issues de Noé et que le livre de la Genèse énumère s'élève à soixante-dix. C'est aussi le chiffre auquel fait allusion le passage du cantique de Moïse que nous avons cité plus haut: « Il fixa les frontières des peuples d'après le nombre des enfants d'Israël [2]»

Ce nombre déterminé de nationalités indique une conception théorique, une organisation idéale, quelle que soit d'ailleurs la signification du chiffre des enfants d'Israël dont il est question dans ce texte de Moïse. On sent qu'il y a là quelque idée grandiose sur la constitution de la famille humaine et ses rapports avec Israël. Plusieurs interprétations de ce passage ont été proposées par les commentateurs; la plus plausible, à notre avis, est celle qui y voit le nombre de soixante-dix auquel s'élevaient les enfants de Jacob, qui, avec leur père, descendirent en Egypte. Le texte sacré insinue par là, le caractère représentatif des fils d'Israël, au point de vue religieux, vis-à-vis des autres nations, ces soixante-dix chefs de famille israélites devenant ensuite les représentants religieux de soixante-dix races ou nations de la terre. C'est sans doute pourquoi ce chiffre est resté systématique dans le judaïsme. Le premier conseil suprême institué par Moïse en Israël et plus tard le Sanhédrin étaient composés chacun de soixante-dix membres [3], et de même que Jacob était à la tête des soixante-dix israélites descendus en Egypte et le prince ou Nasi à la tête du Sanhédrin, de même à la tête des soixante-dix races ou nations du globe se trouve Israël, descendant de Sem à qui a été promise la direction religieuse de ses frères, ceux qui s'abriteraient sous ses tentes, selon l'expression biblique, devant adorer le même Dieu que lui. Un verset de la prophétie de Balaam semble faire allusion à la fois au nombre déterminé des nations, à leur organisation et à la place spéciale réservée à Israël en dehors du total des races de la terre: « Je le vois du sommet des rochers, je le contemple du haut des collines: C'est un peuple qui a sa demeure à part et qui n'est point compté parmi les nations [4] ».

Ces peuples, dont le nombre est fixé par la Providence divine, [5]sont solidaires les uns des autres au sein de l'humanité comme le sont tous leurs membres dans leur propre existence individuelle. Le bien et le mal sont communs à tous, car le bien comme le mal sont répercutés dans l'unité idéale, dans le Sar, qui, nous l'avons dit, en jouit ou en souffre comme en jouit et en souffre en lui toute la collectivité nationale ou humaine. Quand les Rabbins ont dit que tous les membres de la communauté d'Israël sont solidaires les uns des autres, quand Moïse proclame, avec un courage que peut seule donner la conscience de la vérité, que Dieu punit les pêchés des pères sur leurs enfants et leurs petits-enfants, ils n'ont fait qu'énoncer un principe fondamental, celui de la solidarité humaine qui n'était nullement reconnu de leur temps et qui aujourd'hui encore, quoique enseigné par la science, est bien loin de porter tous ses fruits.

Chaque peuple ayant un caractère particulier et représentant une idée distincte a, sur la terre, un champ d'activité propre dans lequel son génie doit se développer et tous ensemble, liés les uns envers les autres par la communauté de but et de devoirs, coopérant à l'épanouissement et au perfectionnement de la vie sur notre globe et à la constitution de cette humanité idéale dont ils sont les éléments nécessaires et providentiels. Malgré les différences ethniques voulues par Dieu dès le commencement, ils rentrent donc tous dans un plan unique et cette solidarité prend, dans l'esprit du judaïsme, une forme qui exprime de la façon la plus parfaite l'idée d'organisme humain. En effet, le type auquel correspond pour l'hébraïsme le monde des nations qui se partagent la terre, c'est le type de la famille. Cela ressort d'une manière évidente de tous les monuments bibliques et rabbiniques.

Cette conception d'une famille humaine remonte probablement â une haute antiquité, l'homme ayant été amené à considérer la Cause invisible de son être comme son père et la nature qui le nourrissait comme sa mère et à se regarder lui-même comme le fils de l'un et de l'autre. Dieu, la Nature et Adam forment une véritable famille, famille sacrée qui est l'image de deux autres: le Dieu transcendant, l'Idéal ou Logos et la Schechina ou Immanence divine, et plus haut encore, au sein de la Divinité elle-même, l'Intelligent, l'Intelligence et l'Intelligible. Cette notion d'une famille composée de la Cause invisible, de la Nature et de l'homme, notion si simple qu'elle se présentait spontanément à l'esprit, est la base de toutes les conceptions analogues qui remplissent les théogonies [6]de tous les peuples anciens et, ce qui nous intéresse davantage, la théosophie kabbalistique elle-même avec son Tipheret ou démiurge, la Schechinaet ses Adam et Eve, les deux Chérubins, fils de l'un et de l'autre. L'idée générale qui embrasse le ciel et la terre, s'est circonscrite ensuite, en passant de l'humanité dans son ensemble aux groupements humains qui s'appellent les nations, au monde ethnique en un mot dans lequel les divers peuples deviennent alors les enfants de Dieu, le Père universel, et sont par conséquent les uns vis-à-vis des autres, des frères.

Enfin si Dieu et L'humanité constituent une famille, il en résulte que la demeure de cette famille, c'est le monde où Dieu habite à côté de ses enfants. On peut citer à l'appui de cette conception des textes nombreux. « Ainsi parle l'Eternel, s'écrit le prophète Isaïe: le ciel est mon trône et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir et quel lieu me donneriez-vous pour demeure? [7]» C'est donc vraisemblablement dans ce sens qu'il faut comprendre le temple ou échal dont le fils d'Amos parle dans la célèbre vision du sixième chapitre et dont la maison de Dieu à Jérusalem n'est que l'image en petit. Cette dernière appellation se retrouve d'ailleurs avec cette signification dans la bouche même de Dieu, lorsque le Seigneur exalte la supériorité d'inspiration de Moïse sur tous les autres prophètes: «  Il n'en est pas ainsi de mon serviteur Moïse. Il est le fidèle de toute ma maison. Je lui parle bouche à bouche, je me révèle à lui sans énigmes [8] » Quelle est cette maison? demande Maïmonide. C'est la création tout entière, l'univers, la totalité des choses existantes [9]. La conception même cosmologique du ciel et de la terre se prêtait à cette interprétation. En effet, les cieux dans la Bible sont un pavillon dont la terre est le sol et tous deux forment ensemble l'ancienne tente israélite, la tente même de Moïse, le Tabernacle du désert où l'on a vu avec raison une image de l'univers. Dans les Proverbes le mot se retrouve avec la même acception: «La Sagesse a bâti sa maison; elle a taillé ses sept colonnes [10]» En divers autres passages des Ecritures le sens de société, état, royaume, est donné également à cette expression.[11]On a donc fait preuve d'une méconnaissance absolue de la doctrine juive, lorsqu'on a prétendu que le nom de Père appliqué à Dieu a été mis pour la première fois dans la bouche des hommes par le christianisme. L'Evangile en cela, comme presque toujours, n'a été que l'écho de l'antique voix des Prophètes et des Docteurs d'Israël. Dans la maison de Dieu qui est l'univers, L'Eternel est père sur la terre comme dans le ciel. Il est le père des hommes aussi bien que des anges qui se nomment ses enfants, les fils de Dieu. Pour nous montrer la vénération dont nous sommes redevables envers Dieu, le prophète nous parle du respect que l'enfant doit à son père: « Un fils, dit-il, honore son père, et un serviteur son maître. Si je suis père, où est l'honneur qui m'est dû? Si je suis maître, où est la crainte qu'on a de moi? dit l'Eternel des armées?[12]». David appelle Dieu « le père des orphelins [13]». Ailleurs l'amour de Dieu pour ceux qui le craignent est comparé à l'amour du père pour ses enfants. « L'Eternel châtie celui qu'il aime, lisons-nous dans les Proverbes, comme un père l'enfant qu'il chérit [14]». « O Eternel, s'écrie Isaïe, tu es notre père ! » ci afin que l'on ne croie point qu'il s'agit d'Israël seulement, il ajouté: « Nous sommes l'argile et c'est toi qui nous a formés, nous sommes tous l'ouvrage de tes mains [15]»

La comparaison prend parfois des accents de tendresse inconnus même au christianisme, réputé la religion de l'amour, car Dieu n'est plus seulement appelé un père, mais une mère. « Pareil à l'aigle qui éveille sa couvée, dit Moïse, qui voltige sur ses petits, déploie ses ailes, les prend, les porte sur ses plumes, L'Eternel seul a conduit son peuple [16]»et Isaïe dit, imitant ce langage; « Comme des oiseaux déploient leurs ailes sur leur couvée, ainsi L'Eternel des armées étendra sa protection sur Jérusalem, il protégera et délivrera, il épargnera et sauvera [17] » et ailleurs: « Sion disait: l'Eternel m'abandonne, le Seigneur m'oublie. Une femme oublie-t-elle l'enfant qu'elle allaite! N'a-t-elle pas pitié du fruit de ses entrailles? Quand même elle l'oublierait, moi je ne t'oublierai point. [18]». Et quoi [19]de plus doux que cette parole du même prophète: « Vous serez portés sur les bras et caressés sur les genoux. Comme un homme que sa mère collecte, ainsi je vous consolerai; vous serez consolés dans Jérusalem [20] »

§ 2.

Nous venons de voir l'idée que le judaïsme se fait de la paternité divine; nous allons établir maintenant qu'il considère tous les hommes comme les enfants de Dieu. On a déjà remarqué, à propos du titre de fils de Dieu donné à Jésus, qu'il était dans la tradition hébraïque de donner aux hommes les plus éminents cette glorieuse appellation. C'est ainsi qu'il est dit de Salomon « Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils [21] ».

Les peuples sont pareillement nommés les fils de Dieu et si les premiers exemples que nous allons citer concernent spécialement Israël, nous n'avons pas de peine à en trouver d'autres dans lesquels ce titre affectueux est étendu à tous les peuples, même aux païens. On se souvient de cette tendre parole du Deutéronome: «Vous êtes les enfants de l'Eternel, votre Dieu [22]», et de cet autre passage du même livre: « Tu as vu que l'Eternel, ton Dieu, t'a porté comme un homme porte son enfant pendant toute la route que vous avez faite [23]» . Dans son dernier cantique, Moïse s'adressant à Israël s'écrit: N'est-il pas ton père, ton créateur? N'est-ce pas Lui qui t'a formé et qui t'a affermi [24] » Et Isaïe dit à son tour: « C'est bien Toi qui es notre père, car Abraham ne nous connaît pas et Israël ignore qui nous sommes; c'est Toi, Eternel, qui es notre père, qui, dès l'éternité, t'appelles notre sauveur [25] Ce dernier texte n'est-il pas particulièrement remarquable par l'insistance avec laquelle le prophète semble ne vouloir reconnaître comme véritable père d'Israël que Dieu seul à l'exclusion des patriarches, ce qui confond pour ainsi dire le peuple juif avec toutes les autres nations vis-à-vis de la commune paternité de Dieu? [26]Mais voici maintenant un passage très frappant de Jérémie dans lequel tous les peuples sans exception sont appelés les enfants de Dieu, Israël n'étant plus alors considéré que comme un membre de la grande famille humaine. Voici en quels termes le prophète fait parler le Seigneur: « Je disais: Comment te placerai-je parmi mes enfants en te donnant un pays de délices, un héritage, le plus bel ornement des nations [27] » Le texte a si bien le sens que nous indiquons que Raschi, tout en vivant au Moyen-Age, dans un milieu qui n'était certes point fait pour inspirer aux Juifs des sentiments de bienveillance universelle, le commente par ces paroles: « Toi, ma congrégation, mon peuple, comment te placerai-je parmi mes autres enfants, te mêlant avec les Gentils? » Cette idée que tous les peuples sont les enfants de Dieu est donc commune et légitime dans le judaïsme et un autre commentateur, Kimchi, qui ne vivait pas dans des circonstances plus favorables, dit à propos du passage d'Isaïe, Un pays peut-il naître en un jour [28]: « C'est moi qui fais naître les peuples [29] ».

Prétendra-t-on que la qualification de premier-né donnée à Israël, titre que Moïse proclame solennellement quand, parlant à Pharaon au nom de l'Eternel, il lui dit « Israël est mon fils, mon premier-né [30]» , apporte une atténuation à cette croyance à l'universelle paternité de Dieu? Nous croyons pouvoir affirmer au contraire qu'elle en est la consécration et le couronnement. Ce titre de premier-né suppose en effet l'existence d'autres peuples également enfants de Dieu; il éveille en outre précisément l'idée d'une famille, d'une organisation domestique et il doit par conséquent s'entendre dans le sens de prêtre familial, le premier-né dans la famille israélite et dans la société ancienne en général étant chargé d'une mission sacerdotale à l'égard de ses frères. Cette place particulière accordée à Israël n'est donc pas, comme on l'a trop souvent reproché aux Juifs, un égoïste privilège; c'est le complément religieux, nécessaire à la constitution de la grande famille humaine.[31]


References

  1. Page 394
  2. Deutéronome, XXXII, 8.
  3. Ce chiffre a été porté à 72. La Mischna parle de 72 anciens à propos de l'installation de R. Eléazar, fils d'Azaria, comme Nasi. Le nombre des Israélites descendus en Egypte s'élève d'ailleurs à 72 en y comprenant Jacob et Joseph.
  4. Nombres, XXIII, 9.
  5. Page 395
  6. Page 396
  7. Isaïe, LXVI, 1.
  8. Nombres, XII, 7
  9. כלל המציאות
  10. Proverbes, IX, 1.
  11. Page 397
  12. Malachie, I, 6
  13. Ps. LXVIII, 6.
  14. Proverbes, III, 11.
  15. Isaïe, LXIV, 8
  16. Deutéronome, XXXII, 11.
  17. Isaïe, XXXI, 5.
  18. Ibid. XLIX, 14. 15
  19. Page 398
  20. Ibid. LXVI, 12. 13.
  21. II Samuel, VII. 14
  22. Deutéronome, XIV, 1.
  23. Ibid. I, 31
  24. Ibid. XXXII, 6
  25. Ibid. LXIII, 16
  26. Page 399
  27. Jérémie, III, 19
  28. Isaïe, LXVI, 8
  29. אני הוא המוליד גוים
  30. Exode, IV, 22.
  31. Page 400