Israël et L'Humanité - La question du monothéisme primitif

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V.

La question du monothéisme primitif.

§ 1.

Ce ne sont pas seulement les Rabbins et la Bible avant eux qui, en exposant d'une part les institutions hébraïques et de l'autre celles de la gentilité, ont établi, d'après les ressemblances de dogmes, de traditions et de pratiques, que le Dieu unique était connu ailleurs qu'en Israël. Le philosophe Proclus a dit que l'humanité suit deux voies parallèles, la religion et la science, et que toutes les religions se réduisent à une seule dont les éléments peuvent être déterminés et l'origine connue. Tous les travaux des savants qui s'occupent de l'étude des religions comparées tendent à prouver de plus en plus cette unité fondamentale.

En ce qui concerne en particulier l'hébraïsme, la science du XVIII e siècle s'est partagée en deux écoles, celle de Mosheim, qui a soutenu que le but des ordonnances mosaïques était d'éloigner autant que possible le peuple hébreu des idées et des coutumes païennes, et celle de Spencer, qui a prétendu que dans les institutions de Moïse l'imitation de la gentilité domine au contraire intentionnellement. Nous estimons, quant à nous, que des points de contact et des différences profondes peuvent être tour à tour signalés et qu'il en faut chercher la raison dans la manière dont le monde païen s'est plus ou moins écarté de l'esprit et des traditions de la révélation primitive. Ainsi les traces de la connaissance de Dieu chez les gentils varient selon les temps et les races et si nous insistons sur leur présence incontestable chez les divers peuples, si nous demandons à l'histoire et à l'archéologie de confirmer nos hypothèses, si ce n'est pas que la tendance universaliste du judaïsme ne puisse s'établir sans cela, c'est qu'il y a là un fait d'une importance considérable pour la vérité de la révélation hébraïque et pour l'avenir du monothéisme en général.

On a pendant longtemps prétendu que l'humanité, par une série d'étapes progressives, s'est élevée peu à peu des notions religieuses les plus rudimentaires aux plus hautes conceptions; on excluait ainsi toute idée de perfection aux origines. Aujourd'hui la question ne semble plus aussi définitivement résolue; on peut dire hardiment que l'ancien dogmatisme rationaliste est fortement [1] ébranlé. Des savants complètement indépendants n'hésitent pas, en présence de faits nombreux et éloquents à reconnaître dans le monothéisme la première forme religieuse que l'humanité ait connue. On s'est demandé d'ailleurs si vraiment la raison humaine et le sentiment religieux sont partis de si bas et si les croyances primitives n'ont pas dû contenir les germes, aussi obscurs qu'on voudra, des développements ultérieurs. Dans la masse grossière des plus anciennes superstitions, on doit pouvoir découvrir, vaguement dessinées déjà les formes épurées de religion auxquelles, dans le cours des siècles, s'élève de lui-même le genre humain. Il n'est pas du tout certain que le sauvage considère le fétiche comme un dieu en lui-même; il a l'instinct qu'un pouvoir mystérieux l'entoure, l'enveloppe, le domine; il le sent dans son cœur, Il l'entrevoit dans sa raison obscure; ses yeux ne le découvrant nulle part, Il s'ingénie à l'enfermer dans un lien, à le matérialiser pour le ramener à la mesure humaine et le tenir sous la main. Ses laborieux et vains efforts attestent l'action latente de la grande idée qui vit au plus secret de son être et qu'il manifeste en la défigurant.

Certains savants ont même été trop loin dans ce sens, lorsque, non contents de montrer que tous les hommes sont religieux à leur manière, ils vont jusqu'à soutenir que toutes les peuplades sans exception admettent, au dessus des esprits et autres puissances surnaturelles, un dieu suprême, comme si le monothéisme existait chez elles, non plus comme vague souvenir de l'état primitif, mais déjà reconstitué et en plein développement. « N'est-ce pas quelque chose digne d'être connu, dit aussi Max Müller, qu'avant la séparation de la race aryenne, avant l'existence du sanscrit, du grec et du latin, avant que les dieux des Védas fassent adorés et qu'il y eût un sanctuaire de Zeus au milieu des chênes sacrés de Dodone, on ait trouvé une divinité suprême, qu'on lui ait donné un nom, qu'elle ait été invoquée par les ancêtres de notre race et qu'on l'ait invoquée sous un nom qui n'a jamais été surpassé par aucun autre nom? [2] ».

Les récentes découvertes ont donné la certitude que sous les superstitions populaires de l'antique Egypte se cachait la croyance à une intelligence unique et souveraine, ordonnatrice de l'univers et juge des humains dans l'autre vie et l'on a pu se convaincre que la religion des premiers Aryens a été de tout temps très supérieure au brahmanisme et au polythéisme grec qui en sont issus. [3] Une inspiration monothéiste remarquablement pure et élevée circule à travers les Védas, dit Maury. Soma, Agni, Indra, Varouma ne sont pour les vieux chantres aryas que les manifestations diverses d'un principe unique et ce dieu souverain, inaccessible dans son essence, sans nom comme sans bornes, est le père de tout ce qui est de la terre et des cieux, des dieux et des hommes [4] ». Le même auteur prétend que le monothéisme primitif professé par les anciens Aryens était une sorte de naturalisme panthéistique dont nous retrouvons le prototype dans les Védas, c'est-à-dire non pas le monothéisme caraïtique ou antithéosophique, mais le monothéisme émanatiste de la Kabbale hébraïque dont nous découvrons plus tard une trace chez les Grecs, non seulement dans la souveraineté dont Jupiter est investi, mais surtout dans la conception du fatum supérieur même à Jupiter. Ceux qui n'admettent pas que le monothéisme ait été la forme religieuse primitive de l'humanité ont vu du moins dans cette idée du fatum un pressentiment du monothéisme pur, sans considérer qu'un pressentiment qui ne traduit par une forme religieuse si claire, si nette, si complètement en dehors du système général, peut bien être regardée comme une pierre d'attente, mais à la condition toutefois d'avoir été auparavant la dernière pierre de l'ancien édifice.

Tel est donc le monothéisme de l'humanité dont celui d'Israël ne peut différer essentiellement sans se condamner à l'isolement et à l'impuissance et sans condamner aussi la sagesse divine qui aurait mis dans les tendances humaines une insoluble contradiction. En remontant aussi loin que possible dans le passé, nous ne trouvons plus la moindre trace de panthéisme; d'ailleurs l'idée de création fait pareillement défaut. L'absence de cette dernière idée en même temps que de la notion panthéistique exclut ainsi à la fois tout ce qui se rapproche soit des conceptions chrétiennes, soit du spinozisme. Il demeure donc acquis que le monothéisme primitif de l'humanité était celui de la théosophie hébraïque.

Le phénomène que présentent çà et là les Védas où nous voyons chaque dieu particulier prendre tour à tour le caractère de dieu suprême apparaît comme une phase de transition entre ce monothéisme primitif et la décadence polythéiste. L'opinion des critiques qui ont vu là un souvenir de l'ancienne croyance monothéiste paraît mieux fondée que celle qui interprète cette forme d'adoration du dieu particulier comme un surcroît d'hommage rendu par le [5] fidèle dans un but intéressé. Lors même qu'il n'y aurait dans un tel culte qu'une tactique habile des adorateurs, ce serait encore une preuve qu'aucun dieu particulier n'était réputé posséder par lui-même la plénitude de la divinité. Si donc la notion d'un dieu suprême existait malgré cela, il en faut chercher l'origine uniquement dans la croyance antérieure et persistante à une puissance supérieure aux différents dieux et qui était l'attribut commun de tous et non pas le privilège exclusif de l'un d'entre eux. Il faut ajouter que, dans le système polythéiste, chaque dieu a nécessairement sous sa domination une partie plus ou moins grande de la nature dont il est le souverain incontesté, en sorte qu'en s'adressant à lui dans un cas particulier le fidèle n'a à redouter aucune possibilité de rivalité entre les différentes divinités dont les spécialités sont nettement établies. Un pareil système est absurde sans doute si l'on envisage la dépendance mutuelle qui relie en un tout organique les diverses parties de l'univers, mais il s'explique fort bien par la vague survivance de la notion d'une unité divine répondant à l'unité du monde créé.

On a voulu opposer à cette hypothèse le dualisme des Aryens et le polythéisme qui a fait son apparition dès la plus haute antiquité. Mais on n'a pas réfléchi que, dans notre système, cette idée d'une puissance supérieure, d'un roi céleste à côté duquel venaient se grouper d'autres divinités est assez naturelle à une époque qui caractérise, selon nous, le passage du monothéisme pur aux déviations polythéistes. Quant aux Indes, il est bien arbitraire de prétendre, comme on l'a fait, que le polythéisme aryen y a pris la forme panthéistique. Il faudrait établir, d'après les plus anciens documents, que le polythéisme a succédé au panthéisme; il n'en est rien et ces monuments antiques de la pensée religieuse montrent bien plutôt qu'une vague croyance à l'unité coexistait alors avec l'idée de la pluralité des dieux. Et si, comme nous le croyons, une pareille conception s'accorde au fond avec celle du judaïsme, ne voit-on pas que cela comble l'abîme que l'on pensait creuser entre la religion aryenne et la religion sémitique?

§ 2o.

Certains critiques estiment que l'idée monothéiste est moins simple que la conception polythéiste et qu'ainsi, la loi de l'évolution religieuse étant un passage graduel des rudiments inférieurs [6]aux croyances plus élevées, le polythéisme a dû être antérieur au monothéisme. Mais ils ne réfléchissent pas qu'il n'est nullement nécessaire d'avoir compris l'unité de l'univers pour imaginer une cause unique. Le sauvage qui assigne un seul maître au petit coin du monde, où ses connaissances bornées renferment l'ensemble des choses créées est monothéiste à sa manière.

La loi à laquelle on fait allusion n'est vraie et constante que durant la période d'évolution, aux époques pour ainsi dire historiques. Au début de l'humanité, il faut au contraire supposer né- cessairement l'empire d'autres lois ou si l'on préfère, l'existence d'autres phénomènes résultant des conditions diverses des choses. Ainsi les rationalistes eux-mêmes distinguent, dans l'histoire de notre race, l'époque de spontanéité de celle de la réflexion et nous n'avons pas cessé de dire que la première s'identifie pour nous avec ce que les différentes Eglises appellent, dans leur langage théologique, la Révélation. Or, aux époques de spontanéité, l'hu- manité s'est trouvée en état de faire maintes choses dont elle a été ensuite incapable aux époques de réflexion; sans aucune recherche, sans science ni entente préalable, elle a fait des découvertes, jeté les bases, semé les germes de ce qui devait exister plus tard; en un mot elle a révélé un génie inventif qui, dans la suite, semble épuisé. Pourquoi n'en aurait-il pas été de même pour l'idée religieuse? Pourquoi l'humanité, par un élan de spontanéité ou d'inspiration, n'aurait-elle pas eu la première intuition, du monothéisme ? Celui ci, ainsi compris aux origines, n'a rien qui contredise à la loi générale de l'évolution, et l'on voit qu'entre le rationalisme et l'orthodoxie hébraïque, il n'y a qu'une différence de mots, le judaïsme appelant révélation ce que les savants rationalistes qualifient de spontanéité . Il parait donc naturel que le polythéisme n'ait apparu qu'en second lieu, lorsque la vue confuse et synthétique du début a cédé la place à l'étude analytique des choses et à la distinction des parties.

On a fait observer, il est vrai, que dans les commencements mythiques des temps qui précèdent Abraham, pas un mot de la Bible ne nous renseigne sur l'éclosion du polythéisme. Mais on oublie que les écrivains sacrés ne nous expliquent pas ordinairement les causes et les origines, à moins qu'ils ne les jugent nécessaires pour le but essentiellement religieux et pratique qu'ils poursuivent. L'histoire de la création elle-même, ont dit les rabbins, aurait été omise, si un but éminemment pratique n'avait [7] motivé ce récit. D'ailleurs, nous avons vu que le verset de la Genèse, où il est dit qu'au temps d'Enosch « on commença à invoquer le nom de l'Eternel », indique justement, selon le Midrasch, de quelle manière on introduisit le polythéisme en donnant le nom de Dieu aux fausses divinités.

M. de Quatrefages espérant découvrir dans la Bible les traces d'un polythéisme primitif a prétendu que « le pluriel Elohim, les généalogies des patriarches antédiluviens, le rôle attribué aux fils de Dieu, sont la preuve du fond polythéiste duquel a surgi, à, un moment mystérieux, ce premier monothéisme qui devait devenir la vraie religion de l'humanité. » Mais que prouve en faveur de l'existence antérieure du polythéisme ce pluriel Elohim ? Ne trouvons-nous pas aussi dans les mêmes pages le tétragramme, l'unité par excellence, et le singulier El ou El Schaddaï ? Le seul emploi de ce pluriel Elohim au sens monothéiste prouve que le monothéisme n'a pas prévalu à la suite d'une évolution de l'idée polythéiste, car dans ce cas on aurait jugé que la conservation de ce mot constituait un grave danger. Il faut admettre que ce qui nous parait être une terminologie polythéiste a été compris dans un tout autre sens et peut-être serait-il plus juste d'y voir, au lieu d'un résidu de l'ancien culte polythéiste, le prétexte qui fit tomber dans cette erreur lorsqu'on commence à prendre à la lettre la pluralité des symboles dont les premiers monothéistes s'étaient servie, dans leur langage imagé et poétique, pour traduire leurs conceptions unitaires. Le nom même des Benè- Elokim [8] indique une unité supérieure dont ces fils de Dieu sont les émanations et, par conséquent, la coexistence du monothéisme. Numina nomina, ont dit les anciens. Nous voyons un phénomène semblable se produire à la naissance du christianisme; là encore l'image est prise pour la réalité.

Nous ne voudrions pas qu'on nous accusât de chercher de parti pris dans le monothéisme juif un côté caché ou symbolique. Des auteurs peu suspects de sympathie pour la Kabbale ont fait les mêmes constatations que nous. « A leur origine, a dit M. Larroque, les mythes païens n'étaient que des symboles et sous leur écorce grossière, il n'était pas difficile à des philosophes comme les néo-platoniciens de retrouver la signification et des idées plus ou moins raisonnables ». Cet aveu de la critique rend aux néoplatoniciens[9] toute l'importance que d'autres leur refusaient comme représentants fidèles de la pensée des anciens fondateurs de religions et il vaut la peine d'étudier maintenant plus en détail la mythologie dont ils se prétendaient les véritables interprètes,

References

  1. Page 119
  2. Introduction à la science des religions. P 34.
  3. Page 120
  4. Histoire des religions de la Grèce, p. 50
  5. Page 121
  6. Page 122
  7. Page 123
  8. Genèse, VI, 2.
  9. Page 124