Israël et L'Humanité - Les espérances messianiques et la critique moderne

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IV.

Les espérances messianiques et la critique moderne.

La présence de la doctrine du progrès dans le judaïsme est d'ailleurs si incontestable que des critiques indépendants, des penseurs n'appartenant à aucune Eglise n'hésitent pas à la reconnaître. « La vie tout entière du peuple juif, dit l'un d'eux, est une aspiration, une préparation, et sans attribuer à la Perse et à la Judée une conception réfléchie du progrès, ne peut-on pas dire qu'elles en ont pressenti et rendu possible l'avènement dans le monde par leur indestructible confiance en un meilleur avenir [1] »?

Un auteur éminent que nous avons déjà cité plusieurs fois, M. Laurent, avoue que la foi au progrès manquait à l'antiquité: «Les philosophes, même ceux qu'on traite d'utopistes, les poêtes, les prophètes de l'avenir n'imaginaient pas un monde meilleur où la violence fît place au droit, où la fraternité régnât au lieu de la séparation hostile des nations; ils n'avaient pas foi dans la perfectibilité qui nous anime et nous console. Ils crurent que les grands événements historiques étaient des faits sans but, sans moralité, que les hommes tournaient toujours dans le même cercle, que les mêmes maux les attendaient toujours. Une antique doctrine applique cette idée désolante à la création entière. La conception de la grande année est la négation du progrès et de la perfectibilité. Après un certain nombre d'années tout devait recommencer la même existence [2]». Il est aisé d'établir que la conception hébraïque est précisément l'antithèse de ces idées païennes. Toutes les voix du judaïsme sont d'accord pour prédire cette perfection future que les philosophes du paganisme ne parvenaient pas à imaginer. En outre, le dogme de la Providence divine, qui pour Israël est le pivot de l'histoire, est tout l'opposé du principe païen d'une histoire sans moralité. La grande année des païens offre bien une ressemblance apparente avec ces périodes cosmogoniques que la Kabbale appelle schemitot, septénaires, ou yobelim, jubilés et dont l'idée, croyons-nous, se retrouve dans la Bible même, mais il y a entre les deux notions cette différence capitale que les cycles [3]païens n'offrent qu'une répétition telle quelle des mêmes choses, tandis que les cycles hébraïques sont des retours, mais dans des conditions toujours meilleures, et qu'en eux s'affirme par conséquent l'idée de perfectionnement et de progrès.

L'écrivain dont nous venons de citer le témoignage, en ce qui concerne le pessimisme de l'antiquité païenne, a bien saisi cette différence et il reconnaît formellement le principe du progrès chez les Juifs dans les espérances messianiques, tout en distinguant en celles-ci un double élément: l'un qui regarde l'avenir religieux et moral et qui est un produit foncièrement hébraïque, et l'autre qui intéresse les transformations matérielles, le progrès de notre globe et qui, d'après lui, serait emprunté au mazdéisme. Il suffit de se rappeler les promesses toutes matérielles du mosaïsme, qui, pour l'ère messianique, prennent de si grandes proportions, pour se persuader que la régénération religieuse et morale de l'homme ne pouvait être séparée de la régénération de la planète elle-même dans la conception du messianisme. L'espérance du bonheur matériel, sous sa forme primitive et dans la croyance postérieure du millénarisme, nous paraît donc être d'origine essentiellement juive, aussi bien que celle de la perfection morale de l'humanité. Et c'est-ce que M. Laurent suppose lorsqu'il ajoute cet aveu important: «  Il y a dans l'opposition des Juifs contre Jésus-Christ et dans leur croyance à un autre Messie un vif sentiment des besoins réels de l'humanité, besoins qui doivent trouver satisfaction en ce monde. L'époque messianique des chrétiens est purement mystique; le christianisme n'a jamais songé à réaliser sur cette terre la fraternité, l'égalité, la paix qu'il promet aux croyants. Toutes ces espérances sont pour le Ciel! La protestation des Juifs contre ce mysticisme était comme un appel à l'avenir. L'appel a été entendu. Les dogmes chrétiens commencent à pénétrer dans la société civile, mais c'est en quelque sorte malgré le christianisme, malgré l'Eglise du moins qui en est l'organe. Il a fallu pour cela des influences et des éléments qui sont hostiles à la religion du christianisme. C'est une preuve que les Juifs ont eu à certains égards raison de ne pas se rallier à l'Evangile. Ils sont restés fidèles, jusque dans cette lutte, à leur mission prophétique » [4]Ecoutons maintenant ce que nous dit Hartmann qui apporte, lui aussi, son témoignage à l'idée juive du progrès: « Les croyants [5] aux religions panthéistes de l'Inde s'enfonçaient et s'anéantissaient dans les ténèbres d'un quiétisme pour lequel l'histoire n'existait pas. Le théisme judaïco-chrétien rachetait au contraire ses autres défauts par l'intelligence de l'évolution historique des choses. En soumettant le monde à l'action souveraine d'une sagesse providentielle, il associait au développement de la nature le progrès historique, de l'humanité d'après un plan préétabli vers une fin dernière souverainement sage. La croyance de plus en plus claire que les nations européennes ont prise de l'évolution intelligible de l'histoire leur a communiqué la force de se dévouer à la cause du progrès » [6]. Ces belles paroles sont en outre une leçon indirecte à l'adresse de cette école qui croit le monothéisme juif antipathique au génie aryen. Nous avons répondu à cette objection en montrant comment le judaïsme, par sa théologie orthodoxe, est en état de satisfaire les diverses tendances religieuses. Qu'il nous soit simplement permis d'ajouter ici, en nous appuyant sur l'aveu non suspect, assurément de Hartmann, combien il serait déplorable que la prétendue tendance aryenne arrivât jusqu'à supprimer toute distinction entre le fini et l'infini. Avec toute religion disparaîtrait en même temps la possibilité du progrès. Il n'y a en effet de progrès possible qu'à une condition: c'est qu'en dehors du sujet qui progresse, il existe un but vers lequel il tend, un idéal qu'il contemple, une perfection qui le pousse, l'attire et qui règle sa marche en avant. Si l'idéal n'existait point en dehors du saint lui-même, outre qu'il serait absurde de supposer la coexistence simultanée de la perfection et de l'imperfection dans un même sujet, le mouvement qui constitué le progrès deviendrait impossible. Il faut nécessairement entre l'état présent et l'état futur une distance à parcourir, sans quoi il n'y aurait ni acheminement, ni perfectionnement concevable. L'Unité, la Perfection idéale ne peut donc absolument pas être identique avec ce qui est en soi-même multiple et perfectible, c'est-à-dire que bien que le multiple créé soit en relation avec l'Unité divine, il ne saurait cependant se confondre avec elle, car s'il en était ainsi, nous le répétons, le progrès ne serait qu'un mot vide de sens.

Peut-être croira-t-on échapper à cette difficulté en distinguant dans le sujet unique, dans l'univers, l'acte et la puissance. Vaine illusion! Le puissance n'est rien, si elle n'est pas un idéal, une [7]loi, que dis-je? une force qui agit et lutte continuellement pour substituer à l'état présent celui qui lui doit succéder. Et il ne faudrait pas comparer à cet antagonisme passager les conflits que soulèvent les passions dans la conscience humaine et qui ont fait dire au poète: Je sens deux hommes en moi! car ces luttes intérieures supposent en dehors du sujet des causes étrangères. Mais quand il s'agit non de l'individu, mais de l'univers, de l'être au delà duquel il n'y a rien qui puisse expliquer la cause de l'antagonisme, il faut bien avouer que, sans une distinction fondamentale entre le Parfait et l'être perfectible, aucun mouvement ne serait possible.

L'unité panthéistique, quelle qu'elle soit, ne peut point changer; vouée à l'immobilité indéfinie, elle ne connaît dans l'avenir ni régénération, ni messianisme, et ne saurait par conséquent jamais être inspiratrice de progrès.


References

  1. CARREAU, Revue des Deux Mondes, 1875, p. 570
  2. Loc. cit. tome I, 75.
  3. Page 331
  4. Loc. cit. tome , p. 420.
  5. Page 332
  6. Philosophie de l'Inconscient, tome II, p. 241.
  7. Page 333