Israël et L'Humanité - Les sacrifices des Gentils

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IV.

Les sacrifices des Gentils.

§ 1.

Quel est, d'une façon générale, le but du culte qui se célébrait à Jérusalem, d'après la croyance orthodoxe du judaïsme? Sur ce point comme sur tous les autres, l'école qui semble avoir le caractère le plus spécial, le plus rigoureusement particulariste, est justement celle qui se fait l'organe des théories les plus hardies et en même temps les plus consolantes. Pour la Kabbale en effet, le but de ce culte est de mettre en harmonie le monde d'ici-bas avec les autres univers, d'établir et de maintenir une communauté de vie et d'influence entre notre terre et les mondes supérieurs, spirituels aussi bien que matériels, sans quoi le monde que nous habitons resterait retranché du grand concert de la création comme un corps sans âme. Assurément une telle croyance est si peu égoïste, si peu ethnique, qu'on ne saurait imaginer une conception plus noble et plus grandiose du culte religieux. Elle nous transporte bien loin, non seulement des intérêts individuels même les plus honorables et les plus légitimes, ce qui serait encore beaucoup trop demander au culte païen le plus idéalisé, mais même de toute aspiration de race ou de nationalité. Bien plus, l'humanité elle-même est dépassée. La religion universelle, telle que la conçoit le judaïsme, s'étend bien au-delà du genre humain et de la terre; elle embrasse en réalité l'univers et l'infini.

La forme matérielle du culte de Jérusalem est celle des sacrifices qui, indépendamment des raisons d'ordre psychologique ou mystique qui la justifient, répondait aux idées et aux coutumes générales [1]du temps. Or, de même que les Gentils avaient dans le Temple une place désignée, ils étaient également admis à participer au culte qui s'y célébrait en apportant eux-mêmes des sacrifices, ainsi que l'histoire juive en fait foi.

Il convient de distinguer, par rapport à Israël, trois formes différentes dans les sacrifices offerts par les Gentils. Nous trouvons d'abord ceux qu'ils célèbrent eux-mêmes au vrai Dieu, sans l'intervention d'Israël, et qui font partie du culte noachide. Ces sacrifices ainsi offerts sans la participation des Israélites et hors du Temple de Jérusalem, en quelque lieu que ce soit, sont cependant agréables à Dieu d'après la doctrine hébraïque, ce qui prouve assez éloquemment que le judaïsme n'a pas attendu l'avènement de Jésus pour proclamer que le culte de Dieu pouvait être observé et célébré partout et pour conformer ses pratiques à cet enseignement. A propos du texte de Moïse qui défend d'immoler des sacrifices en dehors du lieu choisi par l'Eternel, la Baraïta s'exprime ainsi: « Il est interdit aux enfants d'Israël d'immoler des sacrifices hors du Temple, mais les Gentils ne sont point soumis à cette obligation. C'est pourquoi chaque Gentil peut édifier un autel à son usage et y offrir des sacrifices ».

Viennent en second lieu les sacrifices dans lesquels, bien qu'ils soient célèbres en dehors du Temple et du rite mosaïque, l'Israélite intervient avec les fonctions d'instructeur et d'officiant. C'est là, à notre avis, le genre de culte qui témoigne de la façon la plus remarquable en faveur de l'universalisme hébraïque, car le noachisme n'est plus ici simplement admis en théorie comme une religion légitime à côté du mosaïsme, mais il apparaît comme pratiquement sanctionné, réglé et présidé par l'intervention directe de l'israélite agissant en sa qualité de prêtre, non plus collectivement comme à Jérusalem, au nom de l'humanité toute entière, mais individuellement, dans un lieu quelconque et au nom d'un simple Gentil quel qu'il soit. Le Talmud nous rapporte un certain nombre de faits semblables fort remarquables. La mère d'un Sapor, roi de Perse, envoie aux Rabbins un veau pour être offert en sacrifice. Ceci se passait, comme on le voit, loin de la Terre Sainte et plus de deux cents ans après la destruction du Temple. Rabà, c'était le nom de l'un de ces Docteurs, charge deux autres de ses collègues de faire un holocauste à l'intention de la reine, en l'honneur du Dieu d'Israël. Pour qui connaît la peine du Karet (retranchement) menaçant tout Israélite qui se serait permis d'offrir pour [2]son propre compte un sacrifice en de telles conditions, il n'y a vraiment qu'à admirer la force que la loi noachide ou la conception de religion universelle devait avoir aux yeux des Docteurs d'Israël, puisqu'elle était capable de faire taire en cette circonstance des scrupules si justifiés. La vérité était que le culte noachide était au point de vue juif aussi légitime que le culte mosaïque, qu'il avait ses règles particulières et que les Israélites non moins que les Gentils étaient tenus d'en observer les prescriptions, chaque fois, bien entendu, qu'il s'agissait de ces derniers. Il vaut la peine de citer entièrement ce précieux texte talmudique; « Rabà dit: Quant à les instruire (les Gentils), c'est chose permise. C'est ce qui arriva par exemple pour Ifra Ormiz, la mère de Sapor, roi de Perse. Elle envoya un veau de trois ans aux Rabbins leur disant qu'ils eussent à le sacrifier au nom du vrai Dieu. Rabâ dit alors à Rabbi Safra et à Rabbi Aha, fils d'Unna: Allez, procurez-vous deux jeunes hommes d'une même constitution et choisissez un terrain d'alluvion; apportez du bois nouveau, tirez du feu d'un objet neuf, et offrez pour elle la victime en l'honneur de Dieu [3] ».

La troisième catégorie de sacrifices des Gentils comporte ceux qu'ils apportaient au Temple de Jérusalem et qu'Israël, à titre d'intermédiaire entre Dieu et le Gentil, offrait au Dieu d'Israël qui est le Dieu de toute l'humanité. Au point de vue des traces de la religion universelle dans le culte mosaïque qui est celui où nous nous plaçons ici, cette classe est assurément la plus importante. Une surprise qui ne peut qu'accroître notre admiration pour le judaïsme nous attend dans cette étude. Quel est en effet le Gentil dont il s'agit? On pourrait croire que c'est sinon le païen entièrement converti au mosaïsme, du moins, celui qui, abjurant le culte des idoles, professait la religion noachide. Il n'en est rien. Quelque étrange que cela paraisse, c'est le Gentil encore polythéiste. C'est ce dernier que le texte mosaïque a en vue quand, parlant des imperfections qui rendent les victimes indignes de l'autel, il dit: « Vous n'accepterez de l'étranger aucune de ces victimes, pour l'offrir en sacrifice à votre Dieu; car elles sont mutilées, elles ont des défauts: elles ne seraient point agréées pour vous [4] ». Et qu'on le remarque bien: l'admission du sacrifice du polythéiste n'est pas même formellement enseignée; Moïse en parle comme [5] d'une chose déjà connue et se borne à en déterminer les conditions. Mais quelle preuve avons-nous qu'il est ici question du vrai païen? S'il s'agissait du prosélyte de la porte ou du prosélyte de justice, toute loi spéciale serait superflue, puisqu'ils sont assimilés, chacun dans sa sphère particulière, à l'israélite de naissance. Le nom même de ben néchar « fils de l'étranger » qu'on lui donne ne se prête pas par sa signification à désigner un prosélyte quelconque, mais dans le langage de Moïse il est de plus éminemment impropre à cette question, puisque non seulement le Pentateuque emploie constamment une tout autre dénomination, celle de gher , pour désigner le prosélyte, mais cette locution de ben néchar «fils de l'étranger » s'y trouve toujours appliquée au véritable étranger, c'est-à-dire au polythéiste. En outre, et cette considération est une preuve décisive, au début de cette même loi relative à la perfection pour les victimes, les prosélytes se trouvent déjà mentionnés en même temps que les Israélites d'origine: « L'Eternel parla à Moïse et dit: Parle à Aaron et à ses fils, et à tous les enfants d'Israël, et tu leur diras: Tout homme de la maison d'Israël ou des prosélytes qui se trouvent en Israël, qui offrira un holocauste à l'Eternel...[6]. Si donc quelques versets plus loin il est parlé du fils d'étranger, ce ne peut-être que du polythéiste, étranger au culte d'Israël, et non pas du prosélyte qu'il est question.

La tradition qui a, comme chacun sait, une autorité prépondérante pour l'orthodoxie juive, est formelle sur ce sujet. Les gentils, même idolâtres, en se conforment toutefois à certaines règles, sont admis à présenter leurs offrandes au Temple. C'est ce que le Talmud dit explicitement [7]Ainsi dans le mot « pour vous [8]» qui termine le texte de Moïse, le Gentil, quel qu'il soit, se trouve certainement compris avec Israël. Est-il possible d'imaginer une plus belle consécration de l'unité du genre humain ? Israël et l'humanité sont ici confondus et Dieu s'adresse à eux de manière telle qu'on ne découvrirait peut-être pas un exemple semblable dans toute la Bible.

§ 2.

Le Gentil, même polythéiste, était donc admis à présenter des victimes au Temple de Jérusalem; cela n'est pas douteux. Mais de [9]quelle espèce de victimes s'agissait-il? C'est ici que les discussions commencent entre les Rabbins; c'est ici également que se révèle le zèle avec lequel l'esprit des Docteurs se préoccupait de tout ce qui concernait la religion de l'humanité, mémorable exemple de leur noble abnégation à une époque où leur intérêt personnel aurait dû absorber toute leur attention.

La question est étudiée dans le Talmud au traité Menahot . Pour R. José le Galiléen l'autorisation s'étend aux sacrifices pacifiques (schelamim), aux sacrifices d'actions de grâces (toda), aux volailles, aux libations de vin, à l'encens et au bois. Selon R. Akiba au contraire cette autorisation est limitée seulement aux holocaustes et c'est la doctrine que Maïmonide a suivie [10]. Il convient de mentionner ici un passage de Josèphe qui semble donner raison à R. Akiba et par suite à Maïmonide et confirme par conséquent la légitimité des règles talmudiques, d'après lesquelles l'opinion de R. Akiba doit être préférée à celle des autres Docteurs. Josèphe dit formellement que c'étaient les sacrifices pour le péché que les païens étaient admis à offrir au Temple. Il n'était point permis d'ajouter le parfum à l'offrande de ces victimes, mais afin de ne pas rebuter le païen, on acceptait tout ce qu'il présentait et le sacrificateur dirigeait son intention vers le péché, quoique le sacrifice eût été offert à un autre titre [11]. Telle est l'explication donnée par Josèphe et qui paraît en tout point conforme à la doctrine rabbinique et plus spécialement au système de R. Akiba. Le péché dont il s'agit dans ce passage est bien, comme le veut ce docteur, non pas la violation du la Loi (hattat), mais le péché intérieur pour lequel l'holocauste ( ola ) était destiné, d'après la maxime: « L'holocauste est offert en expiation des mauvaises pensées ». Ce que Josèphe dit du parfum est vrai également et répond à la tradition rabbinique, pourvu qu'on l'applique aux libations qui accompagnaient le sacrifice israélite et qui étaient exclues de celui du païen ou qui, pour mieux dire, devaient être dans ce cas ajoutées au sacrifice par Israël, pourvu aussi qu'on s'en rapporte à l'avis de R. Akiba qui soutient justement contre R. José que l'encens (lebona) ne figure pas dans le sacrifice du païen. Enfin les paroles de Josèphe sur l'intention du sacrificateur, à quelque titre d'ailleurs que la victime fût présentée, trouvent un parfait équivalent dans cette [12]décision des Rabbins: « Si le Gentil apporte des sacrifices pacifiques, on les offrira à titre d'holocaustes, car l'intention du Gentil est dirigée vers le Ciel (le vrai Dieu), c'est-à-dire qu'il ne veut rien que ce que Dieu a permis et comme ce que Dieu a permis pour lui, c'est seulement l'holocauste, c'est sous ce titre que l'on offrira la victime [13] ».

Mais ce qui est plus important encore, c'est l'esprit qui a dicté ces dispositions. Evidemment dans cette réglementation des sacrifices des Gentils dans le Temple de Jérusalem, on s'est inspiré de la nature de leur foi religieuse, ou pour mieux dire de leur croyance noachide libre de toute entrave mosaïque. On s'est efforcé de mettre ces règles d'accord avec l'état moral et religieux que le Judaïsme lui-même leur impose. De là l'acceptation de certains sacrifices et l'exclusion des autres. On admettra d'après R. José, les sacrifices votifs et d'actions de grâces, tout ce qui fait en un mot l'objet d'une offrande volontaire, car le Gentil n'étant point soumis au culte mosaïque, il n'est tenu à aucun sacrifice légal. Pour R. Akiba, on acceptera l'holocauste, car l'holocauste lui-même peut être votif et si ce docteur croit devoir exclure les autres offrandes de ce genre, nous allons en voir la raison. Mais comment expliquer, dira-t-on, la disposition du traité Schekalim d'après Maïmonide qui autoriserait le païen à offrir des sacrifices pour les péchés, car puisqu'il n'est nullement soumis aux prescriptions de la loi Mosaïque, ses transgressions ne sauraient entraîner pour lui aucune culpabilité? Est-ce à dire que, selon cette doctrine, le Gentil se trouverait en état de péché tant qu'il n'observe pas le mosaïsme qui serait obligatoire pour lui comme pour Israël? Une telle prétention renverserait de fond en comble notre édifice religieux, nous ne disons pas celui que nous avons élevé, mais celui qui résulte du majestueux ensemble des enseignements du judaïsme. La difficulté, toute sérieuse qu'elle paraisse, est loin d'être insoluble. Nous avons dit que le païen peut se charger volontairement de l'exécution de quelques préceptes de la Thora ; dès lors, quand il transgresse les règles qu'il s'est lui- même tracées comme expression de sa religion intérieure, il est coupable et passible d'expiation, sinon vis-à-vis de la Loi mosaïque, du moins au regard de sa propre conscience. Il se peut aussi que les sacrifices pour les péchés soient, aux yeux des Docteurs dont il s'agit, de nature à pouvoir être[14]présentés également à titre d'accomplissement d'un vœu. Le Talmud ne dit-il pas que les anciens hasidim en apportaient chaque jour un de ce genre-là, sans objet déterminé?

En admettant que telle soit la juste explication du passage de la Mischna en question, comment se fait-il, si l'on s'en tient à la nature particulière de la religion noachide, que R. Akiba ne permette aux Gentils que les holocaustes à l'exclusion de tous les autres sacrifices votifs? La réponse nous est fournie par une controverse dont le Talmud et le Midrasch, se font l'écho sur l'antériorité des formes de sacrifice, la plus ancienne devant être par conséquent celle qui caractérise la religion de l'humanité, les autres étant considérées comme des formes nouvelles introduites par le mosaïsme [15] Hésiode, dans sa Théogonie, semble confirmer cette ancienne pratique. Il raconte qu'au commencement tout animal sacrifié était entièrement brûlé. Ce fut Prométhée qui, voyant que la dépense était excessive, obtint de Jupiter qu'une partie seulement de la victime fût dorénavant consumée par le feu et l'on ne continua plus à brûler entièrement que les victimes offertes aux dieux infernaux.</réf> Or, d'après certains Docteurs, c'est l'holocauste qui est la forme primitive; il n'y a donc rien d'étonnant à ce que R. Akiba, se conformant à cette opinion, ait limité aux holocaustes les sacrifices des Gentils.

L'importance de ces dispositions particulières relatives à la Gentilité s'accroît encore lorsque l'on considère celles qui concernent le Juif apostat. Tandis que le païen même idolâtre est libre d'apporter des sacrifices au Temple, l'israélite qui a apostasié n'en peut plus présenter d'aucune sorte. Etait-il possible de démontrer plus éloquemment que la Loi mosaïque n'est faite que pour Israël, que les Gentils n'y sont aucunement assujettis, sans être par suite, bien loin de là, rejetés de Dieu, puisque leurs offrandes sont agréées? Le monothéisme lui-même ne leur est point imposé, l'idolâtre étant admis au Temple comme le vrai noachide, et peut- être touchons-nous ici à la première application de ce principe que nous ne trouvons formulé que dans les livres postérieurs au Talmud, bien que l'idée en existe déjà dans ce monument de la Tradition: « Il n'a pas été défendu aux enfants de Noé d'associer (d'autres divinités au vrai Dieu) [16] ».

La même distinction se renouvelle également à propos des dons et cette règle est encore observée de nos jours dans la pratique [17]synagogale: le don du renégat est rejeté. L'exemple le plus mémorable de l'acceptation des dons des Gentils est peut-être celui des Philistins. Ils envoyèrent, à titre d'offrande, avec l'arche dont ils s'étaient momentanément emparés, un écrin rempli d'objets précieux [18] qui fut déposé dans la partie la plus secrète et la plus vénérable du sanctuaire, à coté du vase de la manne et de la verge d'Aaron.


References

  1. Page 540
  2. Page 541
  3. Zebachini 116
  4. Lévitique, XXII, 25
  5. Page 542
  6. Lévitique, XXII, 17
  7. אפילו עובד עבודה זרה Traité Hullin chap. 1. Maïmonide, Maacé akkorbanot, ch. III 2.
  8. לכם
  9. Page 543
  10. Menahot, 73 <super> b</super>
  11. De bello judaico, lib. II, chap. XVII, 808
  12. Page 544
  13. Maïmonide
  14. Page 545
  15. Zebahim 116 <super> a </super>Midrasch Schir aschirim; Bereschit Rabba, 22, § 9.
  16. Voir note p. 242.
  17. Page 546
  18. I Samuel, VI, 8.