Israël et L'Humanité - Multiplicité des noms divine

From Hareidi English
Jump to: navigation, search

III.

Multiplicité des noms divins.

§ 1.

Une question qui se rattache à notre présente étude et sur laquelle on a également voulu fonder l'accusation de polythéisme, c'est, outre le pluriel grammatical, la multiplicité des noms divins dans L'Ecriture. Pourquoi, par exemple, ces trois noms: El, El-ohieme et Avaya? demande un hérétique à un rabbin. Serait-ce donc qu'il [1] y eût plusieurs dieux? Le rabbin, interrogé répond en alléguant l'exemple des empereurs romains qui étaient appelés tour à tour César, ou Auguste, ou encore du nom grec Basileus, sans que la pluralité des désignations impliquât la pluralité des personnes.

Ajoutons que non seulement cette variété de noms ne prouve rien contre le monothéisme, mais encore qu'elle donne une explication du pluriel grammatical de quelques-uns d'entre eux, d'abord parce que ce pluriel peut signifier simplement celui qui porte plusieurs noms divins ,et ensuite parce qu'il peut-être motivé, comme la diversité, de noms elle-même, par le grand nombre d'attributs de 1a Divinité qu'il s'agit d'exprimer, ainsi que la réponse du rabbin le laisse entrevoir. Le Schemoth Rabba s'explique plus clairement encore à cet égard: « Rabbi Abba bar Mammal dit: Désires-tu connaître mon nom? dit le Seigneur; c'est selon mes œuvres que je suis appelé. Je me nomme tour à tour El Shaddaï, Sebaoth, El-ohieme, Avaya. Quand je juge le monde, je suis appelé El-ohieme, quand je livre bataille, Sebaoth; quand je laisse en suspens le châtiment du péché, El Schaddaï quand je manifeste ma miséricorde envers mes créatures, mon nom est Avaya ». [2]

La multiplicité des noms divins ne pourrait être invoquée contre l'antiquité du monothéisme mosaïque qu'en supposant que ces divers noms, après avoir appartenu autrefois à autant de dieux différents, sont venus peu à peu se confondre dans la conception d'un Dieu unique; quelque opinion que l'on professe en effet sur la valeur antérieure de ces noms dans le polythéisme, on ne pourrait raisonnablement soutenir qu'ils aient fini par s'appliquer tous in- distinctement à un même dieu particulier. Or cette idée de fusion de tous les dieux en un seul n'est pas autre chose que l'application de notre théorie sur les rapports qui ont existé entre le polythéisme et le monothéisme.

Mais est il nécessaire de voir dans chacun de ces noms un sujet distinct? Le système de la polynymie divine ne se retrouve-t-il pas dans l'antiquité païenne comme dans le judaïsme? Nous croyons pouvoir l'attribuer à la complexité des notions acquises et nous avons déjà eu l'occasion de dire qu'à mesure que les conceptions religieuses se développent, le nom primitif de la Divinité paraissant insuffisant, on lui ajoute instinctivement d'autres désignations. Ce procédé rudimentaire peut-être considéré comme la première [3]étape de l'humanité dans la voie des spéculations théologiques auxquelles aboutissent plus tard les peuples cultivés. Moïse dit expressément que le nom de Dieu à une certaine époque n'est point le même qu'à une époque antérieure et tout le contexte porte à croire que c'est à cause de la signification diverse de ces vocables successifs. Lorsqu'on voit un même écrivain, comme Isaïe par exemple, employer alternativement les noms d' El, El-ohieme, Avaya, El Schadaï, Yah , il faut bien convenir, quelle que soit l'origine de ces mots, qu'une fois appliqués au Dieu unique, ils ont fini par remplir exactement le rôle que nous indiquons.

Max Muller fait de la polynymie l'un des caractères de la religion des Sémites: « Il se trouve, dit il, que l'ancien culte des races sémitiques est clairement distingué par un grand nombre de noms de la Divinité; c'est le cas pour les religions polythéistes des Babyloniens, des Phéniciens, des Carthaginois, comme pour les croyances monothéistes des Juifs, des Chrétiens et des Musulmans » [4] La polynymie est si bien dans le génie sémitique qu'elle s'étend aussi aux hommes. Chacun a présent à la mémoire le fameux verset d'Isaïe, où l'exégèse chrétienne prétend retrouver autant de noms caractéristiques de l'homme-Dieu, tandis que d'autres, appliquant le dernier qualificatif seulement au Messie et les quatre premiers à Dieu qui lui impose ce titre, traduisent ainsi ce passage: « L'Admirable, le Conseiller, le Dieu Puissant, le Père éternel l'appellera du nom de prince de la paix » [5], verset où nous voyons, quant à nous, une série de désignations se rapportant au même sujet, non pas toutes au propre comme exprimant ses qualités effectives, mais au figuré comme représentant celles de son auteur qui doivent se manifester par lui. De là les noms qui ne semblent convenir qu'à Dieu seul et que l'on donne non seulement à des hommes, comme dans ce cas, mais encore à des objets de la nature ou de l'art humain, à des pierres, des autels, des statues, quand tout cela est destiné à représenter quelque grande idée, à perpétuer quelque important souvenir; source féconde de croyances théandriques ou fétichistes, comme la simple multiplicité des noms divins l'a été pour les croyances polythéistes.

Les mots par lesquels les langues désignent les objets n'indiquent que leur qualité la plus saillante, car la substance intime [6]des choses échappe nécessairement à nos sens comme à notre esprit. Aussi lorsqu'il s'agit de l'Etre invisible dont l'existence se révèle uniquement par des actes multiples et variés, est-il étonnant que les hommes lui aient appliqué un grand nombre de noms ? Aristote résume en deux mots notre système de la polynymie divine en disant que « Dieu qui est un a plusieurs noms selon les effets qu'il produit » [7], car les noms dont il parle sont ceux qui ont été donnés aux divers dieux du paganisme, en sorte qu'il y a vu ce que nous y voyons nous- même, autant d'aspects différents du Dieu unique.

On sait que Junon était appelée la déesse aux mille noms (Myrionyme) et les savants indianistes reconnaissent que toutes les formes des divinités admise sous de multiples vocables par les peuples d'Orient cachent au fond un seul et même dieu. Les mêmes causes ont donc uniformément produit partout les mêmes effets et la polynymie, loin de fournir un argument contre le monothéisme, prouve au contraire que celui-ci fut antérieur au polythéisme qui s'introduisit précisément, lorsque l'on commença à voir des dieux distincts sous les noms variés qui désignaient les attributs divers du Dieu unique. Ce passage ne se lit point soudainement; la nation d'unité persista plus ou moins longtemps, même après la personnification des attributs. A la longue cependant, ces personnifications théologiques devinrent pratiquement des personnes divines et les qualifications primitives d'un même Dieu, autant de désignations de dieux différents. Ce transformisme-là n'est pas une simple hypothèse comme celui des espèces animales dont les étapes intermédiaires d'évolution ne peuvent être démontrées; nous connaissons au contraire les états transitoires par lesquels on passa de la conception d'un seul Dieu appelé de plusieurs noms à celle de divinités variées désignées chacune sous un terme spécial. Max Muller en signale un qu'il appelle énotéisme et définit ainsi: « une religion qui, tout en reconnaissant diverses divinités, représente chacune d'elles comme indépendante de toutes les autres, comme l'unique divinité présente à l'esprit de l'adorateur au moment de l'adoration et de la prière. Ce caractère, ajoute-t-il, est saillant dans la religion du poète védique. Quoique plusieurs dieux soient invoqués dans des hymnes divers, quelquefois dans un même hymne, nonobstant il n'y a pas de règle de priorité établie entre eux.[8]Selon les aspects variés de la nature et les désirs changeants du cœur humain, tantôt c'est Indra, le dieu du ciel d'azur, tantôt Agni, le dieu de feu, tantôt Varouna, l'ancien dieu du firmament qu'on prie comme dieu suprême, sans ombre de rivalité, ni de subordination d'aucune espèce ».

Le fait est d'une haute importance, mais l'explication donnée paraît bien peu plausible; en effet, cette illusion qui se renouvelle dans l'esprit de l'adorateur chaque fois qu'un nouveau dieu est invoqué, bien que dans le même hymne d'autres divinités soient simultanément adorées de la même manière, est infiniment moins vraisemblable que l'idée de prendre tour à tour chaque appellation ou personnification divine pour la Divinité toute entière.

Ce phénomène ne se présente pas seulement chez les Aryens; on le constate également chez les Sémites. Les divinités sémitiques, nous dit-on, ressemblent aux dieux de l'enfance de la race aryenne, à ces divinités presque sans consistance des Védas, ou encore aux abstractions des Romains, Fides, Virtus . Ce manque d'individualité dans les dieux primitifs sémitiques ou aryen, atteste à l'origine une unité, un caractère commun dont ils se détachent ensuite insensiblement. Si la religion primitive était le polythéisme, l'individualité des dieux serait plus accentuée, à mesure que l'on remonterait le cours des âges; l'absence d'originalité marquée prouve au contraire que le point de départ de l'évolution n'a pu être que la notion d'un Dieu unique réunissant toutes les perfections personnifiées plus tard. L'attribut a pu devenir personne divine sans autre changement que celui de l'acception du mot, et encore ces diverses acceptions n'étaient point nouvelles, elles constituaient autant de significations légitimes du même mot. Le grec prosopon et le latin persona désignaient à la fois l'individu et le visage, l'aspect qu'on lui reconnaissait.

L'énotéisme est donc une preuve expérimentale prise dans l'histoire des religions. Une autre nous est fournie par la théosophie hébraïque dans laquelle il faut voir, ainsi que nous l'avons dit, cette forme mixte qui, sans sacrifier la plus petite parcelle de la pure doctrine monothéiste, se prête cependant davantage que le mosaïsme caraïte aux tendances pluralistes des Aryens et de la Gentilité en général. Comme le danger de tomber, dans le polythéisme y devait être plus grand, le monothéisme y devait réagir avec d'autant plus de vigueur contre cet énotéisme qui est le premier degré de passage aux idées polythéistes. La Kabbale établissait[9]une distinction marquée entre les divers attributs divins, sans toutefois aller jusqu'à en faire autant de personnes divines et l'adoration était orientée du côté de l'attribut vers lequel la nature de son culte ou les besoins de son âme poussaient plus particulièrement l'adorateur. Or le péril était incontestablement qu'en s'adressant à tel ou tel attribut divin, on y vit Dieu tout entier et que l'on négligeât les autres, ce qui marque précisément l'étape énotéiste avec ses conséquences inévitables. Pour obvier à cet inconvénient dont on s'est fait maintes fois un argument contre la Kabbale, il fut prescrit que la prière, le culte, l'adoration ne doivent avoir pour objectif que la Cause des causes, la suprême Unité, en lui demandant que sa grâce nous parvienne par tel ou tel de ses attributs.

Quoi qu'on fasse, la multiplicité des noms divins dans les Ecritures n'aboutira jamais à la démonstration du polythéisme israélite. La fusion de tous les aspects et attributs de Dieu de la Bible était complète dans le culte et l'on voit que la Kabbale, que l'on accuse inconsidérément de favoriser les abus de l'énotéisme, a grand soin au contraire de prémunir contre eux ses adeptes.

§ 2.

Nous avons dit comment l'attribut divin s'incarne dans un nom. Voyons encore le même phénomène, non plus dans le passage du monothéisme au polythéisme, mais au sein du polythéisme lui-même.

Macrobe rapporte que c'était un dogme sacré dans les mystères religieux des Anciens qu'Apollon était le nom désignant le soleil, pendant le temps qu'il parcourait l'hémisphère supérieur. Ailleurs il surprend dans Virgile l'idée d'un dieu en voie de formation: Le poète, dit-il, en se servant de l'expression quo numine lœso - par quelle divinité offensée - alors qu'il ne parle que de la déesse Junon, dite Myrionyme, montre que les attributs différents d'une même divinité pourrait être pris pour autant de dieux distincts. Burnouf a fait observer fort justement que lorsqu'un simple mot s'est une fois transformé en nom propre [10], il ne reste plus qu'un [11] pas à faire pour lui donner un corps et le personnifier. Nous le répétons: Nomina numina ; c'est ainsi que se font les dieux.

Oui, c'est ainsi que se font les dieux, c'est-à-dire les figures de l'Etre divin créées par l'imagination des hommes, mais il serait souverainement absurde de prétendre que c'est ainsi que se fait Dieu, comme si l'Etre pouvait résulter des qualificatifs par lesquels on le désigne et comme si ceux-ci ne répondaient pas nécessairement à une réalité objective qu'attestent les efforts incessants de l'esprit humain pour la représenter.

L'école symboliste allemande voit dans les dieux du paganisme les attributs personnifiés d'un être qui embrasse à la fois le fini et l'infini, d'un dieu panthéistique. Il est vrai qu'on a substitué plus récemment au point de vu métaphysique de cette école l'interprétation naturaliste, mais nous avons déjà fait remarquer que les deux systèmes, loin de s'exclure, se concilient dans la doctrine kabbalistique qui voit les attributs divins se répercuter en quelque sorte dans la nature et y donner naissance à une hiérarchie de forces d'ordre inférieur, calquée sur la hiérarchie divine dont elle est le reflet. Ainsi la méthode métaphysique et la méthode naturaliste peuvent être vraies l'une et l'autre, sauf à distinguer dans les divers polythéismes les dieux idéaux ou transcendants et les dieux cosmiques, naturels ou immanents. On n'aurait même aucune peine à montrer qu'un même dieu a été souvent double ou triple, selon qu'il était conçu de l'une ou de l'autre manière, qu'ainsi il y a eu plusieurs Zeus, plusieurs Apollons, plusieurs Hercules, plusieurs Dionysius.

Signalons enfin une autre façon d'isoler les attributs divins qui a dû par conséquent aboutir aux mêmes résultats. Nous voulons parler des qualifications que l'on applique à Dieu en l'appelant par exemple le Dieu de telle ou telle personne ou le Dieu de telle ou telle chose, selon le caractère spécial que l'on veut représenter. Ce procédé très monothéiste et très philosophique a fort bien pu enfanter, par une étrange mais naturelle méprise, la croyance à l'incarnation, d'autant plus que la Kabbale donne le nom de Messie à l'une des émanations divines. Il est incontestable que dans la Bible cette façon de nommer Dieu a pour but de mettre plus particulièrement en relief celui des attributs qui apparaît davantage dans la chose dont on parle, dans l'histoire ou la physionomie du personnage dont il s'agit. Ainsi l'expression de Dieu du ciel et de la terre désigne l'Auteur et le conservateur de la nature [12]; de même, celle de Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob représente Dieu dans l'histoire, la Providence sociale. Ces mots de la bénédiction aux douze tribus: « Que la grâce de l'apparition du buisson vienne sur la tête de Joseph » [13] sont dits par allusion à la révélation mosaïque, de même que l'épithète de « Dieu qui trône sur les chérubins » rappelle l'élection d'Israël et l'établissement du vrai culte dans son temple.

Il y a même une autre forme, d'autant plus significative qu'elle est intermédiaire, dans laquelle l'attribut divin est implicite et sa personnification explicite. Quand Jacob appelle son Dieu « le Dieu d'Abraham et la terreur d'Isaac », il y a une intention manifeste de désigner cet aspect spécial de Dieu qui inspirait la crainte d'Isaac, son père.

Enfin le culte, tel surtout que le comprend la Kabbale, nous montre comment se font les dieux. Sans doute il n'y a rien de plus éloigné de l'esprit de cette théologie que la pluralité divine. On l'a même accusée d'être unitaire à l'excès. Cela n'empêche pas qu'on lui reproche également de multiplier par les Sephiroth les objets d'adoration. Ce sont là deux accusations qui se détruisent réciproquement. En réalité, la Kabbale nous fournit une explication très intelligible du passage du monothéisme au polythéisme par sa théorie de la personnification des attributs divins ou émanations. Et si l'on nous objecte qu'une pareille théorie, dans l'hébraïsme, facilite même ce passage, nous rependrons sans paradoxe que c'est là le fait de la vérité complète, précisément parce qu'étant complète, elle s'étend jusqu'aux confins extrêmes de l'erreur. La vérité en effet ne finit que là où l'erreur commence, de même que l'erreur ne prend fin que la où commence la vérité. [14]


References

  1. Page 192
  2. Schemoth Rabba, sect. 3.
  3. Page 193
  4. Introduction à la science des Religions, p. 81.
  5. Isaïe , IX, 5.
  6. Page 194
  7. Lettre sur le Monde , 520.
  8. Page 195
  9. Page 196
  10. Ainsi dans l'hébraïsme El Schaddaï était primitivement un adjectif, et l'on disait El Schaddaï, puis l'on a dit Schaddaï tout court; de même on dit d'abord El-ohieme Zebaoth , ce dernier mot faisant fonction d'adjectif, puis Zebaoth seul, car toutes les fois qu'on trouve Avaya-Zebaoth, Zebaoth est un nom à part juxtaposé
  11. Page 197
  12. Page 198
  13. Deutéronome, XXXIII, 16
  14. Page 199