Israël et L'Humanité - Philosophie de l'angélologie hébraïque

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IV.

Philosophie de l'angélologie hébraïque.

§ 1.

Il nous faut étudier maintenant les luttes entre les <Sarim </i> dont la Bible nous offre plusieurs exemples. On sait qu'une idée analogue se retrouve dans toutes les mythologies où l'on voit constamment les dieux en guerre les uns avec les autres. L'antagonisme perpétuel d'Ahura-Mazda et d'Ahriman nous offre le type le plus caractéristique de ce genre de mythes. Mais dans l'angélologie hébraïque, ce n'est pas Dieu lui-même qui se trouve engagé directement dans la lutte, les Sarimseuls y figurent ou bien, lorsque Dieu intervient, c'est conformément aux conceptions monothéistes, pour exercer sa juridiction souveraine. Nous voyons alors l'ange d'Israël, Michaël, combattre pour son peuple ou plaider en sa fa- veur devant le tribunal suprême. Parfois aussi c'est un homme, un saint, qui se mesure avec l'ange protecteur de son ennemi: ainsi en est-il de la lutte que Jacob soutint à Peniel, vraisemblablement avec l'ange gardien d'Esaü [1]

Il arrive également que ces luttes entre les anges n'ont aucune cause politique ou nationale. C'est ainsi par exemple que la tradition rabbinique nous montre les esprits célestes divisés entre [2]eux à propos de la création d'Adam et elle les désigne alors, non point sous des noms propres, mais, comme nous l'avons dit, sous les appellations abstraites de Charité et Vérité, la Charité intercédant pour que l'homme soit créé et la Vérité demandant qu'il ne la soit pas.

Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas voir dans les luttes entre les anges de simples métaphores, comme si ces guerres que se livrent entre eux les sarim symbolisaient uniquement les conflits politiques et religieux dont ce monde est le théâtre. Elles sont réelles à un double point de vue; d'abord en ce sens que chaque fois qu'un choc se produit ici-bas dans l'ordre matériel, c'est que deux tendances, deux principes opposés se combattent déjà dans le monde des idées. En second lieu, s'il est vrai que les anges sont à la fois des idées, des attributs divins et, comme nous l'avons exposé, des entités réelles, des forces naturelles, en donnant à ce mot une acception assez large pour comprendre la création tout entière, s'il est vrai qu'à chaque lutte sociale et humaine corresponde sur le plan spirituel un combat engagé entre les anges ou sarim, la conséquence, qui en découle, c'est qu'entre les conflits humains et sociaux et ceux dont le domaine physique nous offre le spectacle, il existe un parallélisme dont la nature est sans doute difficile à expliquer, mais qui cependant n'échappe pas à l'observateur attentif.

Et ce n'est pas nous qui tentons, pour la première fois ce rapprochement entre les lois et les révolutions, les formes et les créatures du monde social et du monde physique. Hartmann nous en a donné la formule exacte et profonde, lorsqu'il dit: « Il est évident que l'opposition macrocosmique des forces (luttes naturelles) est le type symbolique de l'opposition microcosmique (guerres humaines) ou, en d'autres termes, que les tendances opposées l'une à l'autre dans le microcosme (génies, caractères, idées, intérêts humains) se montrent comme éléments constitutifs du macrocosme, exactement dans le même sens que les microcosmes opposés l'un à l'autre produisent précisément par cette lutte la réalité du macrocosme » [3]. Mais ce que ce philosophe aurait dû ajouter pour être complet, c'est que la lutte pour obtenir l'harmonie et réaliser l'unité suppose une unité idéale et efficiente préexistant quelque part et que c'est grâce à cette unité primordiale, au sein de laquelle toutes ces [4]tendances s'harmonisaient, qu'elles cherchent naturellement, une fois divisées, à se rapprocher pour s'unir de nouveau. Ailleurs il écrit [5]: « Une fois admise la diversité des fonctions, puisqu'elles sont les fonctions d'un seul et même être, la diversité idéale de leur objet doit provoquer entre elles un conflit idéal destiné à en amener l'accord, et cette lutte idéale devient une lutte réelle, parce que les idées entre lesquelles elle s'engage sont en même temps les objets d'actes réels de la volonté. C'est le même processus qui se déroule dans la conscience de l'individu sous la forme d'un conflit entre les tendances, désirs, affections différentes. Si la lutte se produit ici malgré l'unité de l'âme dont ces désirs opposés ne sont que les fonctions, il en est peut-être de même au sein de l'inconscient. La lutte de deux passions dans l'âme d'un homme ne le cède pas assurément en rage, en impitoyable violence, au combat de deux loups affamés ».

Un autre philosophe allemand, Feuerbach, n'est pas moins d'accord avec nos idées lorsqu'il écrit à propos du monothéisme chrétien: « Le polythéisme est plus franc, car bien que le christianisme prétende ne pas distinguer de signes individuels dans la Divinité, son Dieu n'en garde pas moins le caractère de collectivité. De même que les dieux de l'Olympe se sont déclaré la guerre l'un à l'autre, de même les diverses qualités du Dieu chrétien ont eu entre elles leurs luttes sanglantes ». Voilà donc un penseur qui assimile les différentes qualités du Dieu chrétien aux divinités de l'Olympe et qui reconnaît comme nous que ces qualités diverses peuvent entrer et sont effectivement entrées en conflit.

Il existe une doctrine biblico-rabbinique relative aux sarimqui justifie parfaitement notre explication théologique. Tout autour du Char suprême ( la mercaba) qui supporte la gloire divine, sont rangés, en ordre hiérarchique, les soixante-dix sarim ou anges tutélaires et ils forment tous ensemble, par la manière dont ils sont groupés, la figure d'un homme; les yeux de tous sont fixés sur le nom ineffable, le Tétragramme, pour y puiser à la fois leur vie propre et celle du peuple qui leur est confié [6]. Dans cette conception grandiose qui serait à elle seule un titre de gloire immortelle pour la religion qui l'offre à nos méditations, nous retrouvons précisément l'idée d'organisation d'éléments divers, le mot d'où dérive le nom [7]du Char suprême, mercaba étant employé dans le langage philosophique des écrivains juifs pour indiquer la composition en un tout organique de parties distinctes[8]

§ 2.

Après avoir recueilli les éléments doctrinaux, il nous reste à les résumer en une théorie générale. Nous avons vu que pour l'hébraïsme les El-ohieme sont ainsi des Sarim, des anges proposés aux destinées des divers peuples. Il s'agit donc de trouver une idée supérieure dans laquelle ces deux caractères d'El-ohieme et de Sarimse combinent et s'harmonisent en un seul tout.

Nous touchons ici à l'un des points fondamentaux de la théologie hébraïque en ce qui concerne spécialement ses rapports avec l'humanité. Or cette idée, telle qu'elle résulte de la Bible et des commentaires des Rabbins, nous paraît être la suivante: Dieu, considéré non pas comme cause efficiente et dans ses rapports avec la création en tant que substance, mais comme la Cause formelle dans ses relations avec le monde comme Idéal, Dieu, disons-nous, forme l'univers, le Fini, à son image et à sa ressemblance, c'est-à-dire qu'il façonne la création sur le modèle de ses attributs, non point, il va sans dire, avec l'unité parfaite dans laquelle ces attributs subsistent en Lui, mais avec les distinctions et la diversité indispensable quand il s'agit des choses finies. Dans cette irradiation de ses attributs, il y a une gradation qui va des formes ou imitations les plus élevées jusqu'aux copies les plus intimes, échelle immense, mais dont tous les degrés sont reliés par un fil qui n'est autre que l'unité de plan reproduite plus ou moins parfaitement dans les divers ordres de la création où elle concilie constamment l'identité du type avec la multiplicité de ses réalisations. Or, comme il y a ordre et analogie entre ces diverses réalisations, nous pourrions même dire ces incarnations des idées divines, il existe par conséquent entre elles un rapport de subordination et chaque créature est, selon le point de vue où on la considère, inférieure ou supérieure, sujette ou dominatrice vis-à-vis des êtres qui sont au-dessous ou au dessus d'elle. [9]On comprend ainsi que toutes choses ici-bas ont un sar , comme l'enseigne précisément la doctrine rabbinique, et les nations elles-mêmes en ont un sur le plan qui est immédiatement au-dessus du plan humain. Le sar ou ange de chaque peuple est donc l'idée divine que ce peuple est appelé à représenter dans le monde en la considérant d'une manière concrète dans l'être supérieur qui la résume. De quelque manière cependant qu'on envisage cette idée, le sar sera au fond une seule et même chose que Dieu vu d'une façon partielle et réfléchi dans un de ses éléments, les consciences angéliques ou humaines n'étant pas autre chose que des idées divines et les consciences inférieures formant les éléments de celles qui leur sont supérieures, jusqu'à la Conscience des consciences qui est Dieu. Si donc les consciences ne sont que des idées divines réalisées, si elles croissent hiérarchiquement et deviennent ainsi plus ou moins compréhensives, on voit ce que sont les hommes supérieurs appelés synthétiques, parce qu'ils résument en eux-mêmes la conscience d'un peuple, d'une époque, voire même de l'humanité, comme Moïse par exemple qui, au dire des Rabbins, équivalait à «soixante myriades» d'Israelites. En s'élevant ensuite au dessus de cette idée des hommes synthétiques jusqu'à celle d'une conscience qui les embrasse tous et voit sous toutes leurs faces, pour parler le langage d'Ampère, les sujets qu'ils n'entrevoient eux-mêmes que confusément, peut-être commence-t-on à mieux saisir ce que renferme cette notion des sarim appliquée aux nationalités.

On nous objectera que les nationalités, produit de l'œuvre humaine, n'étant que des créations artificielles, elles échappant par cela même à cette loi de subordination hiérarchique qui relie toutes les parties de l'univers en plaçant chaque chose dans un rapport de domination et de dépendance vis-à-vis des autres. Mais l'ethnologie et la sociologie ne nous démontrent-elles pas que bien qu'elles aient l'humanité pour facteur, les nations n'en sont pas moins des produits spontanés soit de la nature extérieure, soit des dispositions toutes naturelles de l'humanité en général et de chaque race en particulier? La science est si loin de regarder l'organisme ethnique comme purement artificiel que des savants vont jusqu'à considérer les littératures des divers peuples elles-mêmes comme une partie de l'histoire naturelle de chaque pays. Dira-t-on que les nations sont des corps collectifs et qu'on ne saurait par conséquent les traiter comme des êtres réels, une nationalité n'étant qu'une idée abstraite et générale pour désigner un groupe d'hommes [10]vivant dans certaines conditions déterminées où il n'y a de réel an fond que les individus qui le composent? Nous répondrons à cela que d'éminents écrivains rationalistes, empruntant en quelque sorte notre langage spiritualiste, n'ont pas hésité à parler de l'idée que chaque nation représente; ils l'appellent le génie, l'esprit, l'âme de ce peuple. Il serait plus exact de dire l'idée que ce peuple se forme de Dieu ou, plus simplement, son dieu.

Il n'est pas douteux en effet, et les plus grands penseurs en conviennent, que la civilisation tout entière d'un peuple ne soit que la manifestation extérieure de son idée religieuse. On voit donc ce que nous affirmons quand nous disons que chaque nation a son sar , que son sar est son âme, son esprit, que c'est lui qui détermine ses destinées et qui lui imprime sa propre ressemblance. « Un peuple dans sa réalité empirique, dit Mariano, offre précisément ce qu'il possède dans sa réalité spirituelle. Et ce que nous appelons réalité empirique, est surtout le sentiment du divin devenu conscience présente et pratique d'un peuple et des individus et classes qui le composent [11], p. 341 </ref> ».

D'autres auteurs positivistes ont assimilé avec raison l'âme du peuple à l'âme de l'individu, mais ils font consister à tort l'une et l'autre dans une collection de manifestations de la vie intellectuelle et morale. On nous demandera peut-être avec étonnement si nous prétendons voir dans celle-là comme dans celle-ci une âme véritable, une substance individuelle et consciente, un moi réel? A cela nous répondrons, si étrange que cela puisse paraître, que partout où il y a unité ou même simplement union, harmonie ou tendance à l'union, il doit nécessairement exister une racine commune, un point central dans lequel tous sont ou doivent être unis, si l'on ne veut pas admettre d'effet sans cause. Si donc dans chaque peuple d'abord, puis dans l'ensemble de l'humanité, on découvre une unité de fait ou une tendance à l'unité, ces traits communs présupposant une nature commune, une force unique et réelle dont les effet évoluent, il est vrai, mais pour converger finalement vers une unité plus vaste et non moins parfaite.

Nous ne contestons pas que les influences héréditaires, les questions d'alimentation et d'hygiène, le climat et les mœurs sont pour beaucoup dans les différences que l'on remarque entre les caractères nationaux, mais dès l'instant que l'on admet également [12]à la base de toutes ces différences une diversité originaire des races, il faut reconnaître aussi des idées ou types primitifs variés, contenant les germes de ces tempéraments dissemblables, et par conséquent des forces de différente nature. Sans doute chez les peuples comme chez les individus, il y action et réaction continues entre les tendances innées et les circonstances extérieures, mais s'il arrive que celles-ci modifient dans une certaine mesure le caractère militant, on ne peut pourtant pas dire qu'elles le transforment. Les qualités, les aptitudes morales et intellectuelles restent héréditaires: les Chinois, les Malais, les Juifs le prouvent jusqu'à l'évidence. On ne peut nier qu'il n'y ait des peuples mieux disposés que d'autres à certaines connaissances, à certains arts ou professions, sans que les conditions géographiques et historiques auxquelles ils ont été soumis puissent rendre raison de ces dispositions particulières, preuve manifeste que les nations sont autre chose que de simples agrégations accidentelles ou mécaniques d'individus. Quant aux modifications occasionnées par les circonstances extérieures, il est aisé de se rendre compte qu'elles ne portent jamais sur ce que l'on appelle les signes distinctifs de la race. Aussi des savants ethnologistes n'ont-ils pas hésité à conclure que les peuples se sont constitués non par l'œuvre du hasard ou de la nécessité, mais grâce à une certaine communauté d'éléments moraux et qu'à chaque peuple appartiennent dès l'origine certaines dispositions particulières qui, dans le cours des siècles, deviennent plus actives et plus saillantes.

Qu'on nous permette de citer ici une page de Renan qui semble avoir été écrite pour éclairer notre théorie des sarim, tant elle est conforme à nos idées: « Les nations comme la France, l'Allemagne, l'Angleterre, dit l'illustre penseur, les villes comme Athènes, Venise, Florence, Paris, agissent à la manière des personnes ayant un caractère, un esprit, des intérêts déterminés. On peut raisonner d'elles comme on raisonne d'une personne. Elles ont, comme l'être vivant, un instinct secret, un sentiment de leur essence et de leur conservation, si bien qu'indépendamment de la réflexion des politiques, une nation, une ville peuvent être comparées à l'animal [13] si ingénieux et si profond quand il s'agit de sauver son être ou [14]d'assurer la perpétuité de son espèce. Il faut en dire autant des Eglise, des religions, de toutes les associations constituant des ensembles organiques qui se comportent exactement comme des individus. Le plus grand progrès de la physiologie moderne a été de montrer que la vie des plantes et celle de l'animal ne sont qu'une résultante d'autres vies harmoniquement subordonnées et aboutissent à un concert unique. La vie du vertébré est la résultante centralisée de l'individualité de chaque vertèbre; un arbre est la consonance des milliers de bourgeons. La conscience est de même une résultante de millions d'autres consciences concordant à un même but. La cellule est déjà une petite concentration personnelle: plusieurs cellules consonnant ensemble forment une conscience de second degré (homme ou animal), les consciences au second degré en se groupant forment les consciences au troisième degré, consciences de villes, d'Eglises, de nations, produites par des millions d'individus vivant d'une même idée, ayant des sentiments communs. Pour le matérialisme, il n'y a que l'atome qui existe pleinement; mais pour le philosophe, pour l'idéaliste, la cellule existe plus que l'atome, l'individu existe plus que la cellule, la nation, l'Eglise, la Cité existent plus que l'individu, puisque l'individu se sacrifie pour ces entités qu'un réalisme grossier regarde comme de pures abstractions [15] ». Ajoutons que ce que les philosophes allemands appellent le Volksgeist, l'âme du peuple, l'esprit national, loin d'être le produit de divers éléments tels que la langue et la littérature, les croyances et les formes religieuses, les lois et le genre de vie sociale et familiale apparaît au contraire comme le principe générateur de ces différentes manifestations d'activité qu'il maintient et développe selon son génie propre et pour une fin particulière.

Il reste à examiner quel est le rapport des individus avec le groupe dans lequel ils naissent à la vie comme corps séparés et consciences distinctes et de quelle manière se concilient l'individualité des parties et celle du tout. Il est évident, croyons-nous, que le seul véritable individu est l'être simple, indivisible et par conséquent immatériel, car la matière même dans ses plus intimes parties ne peut être conçue que comme composée. Mais, d'autre part, si chaque groupe matériel n'existe que grâce à la force immatérielle qui en tient unies les différentes parties et si les groupes [16]sont eux-mêmes constituée par d'autres groupes plus petits, il s'ensuit que l'immatériel est également composé. Où trouverons-nous donc le véritable individu, la vraie unité? La difficulté disparaît si l'on considère qu'au rebours de ce qui se passe dans la matière, l'unité, dans l'immatériel croît à mesure qu'augmente le composé et que plus les groupes sont nombreux, plus l'unité qui les relie est parfaite, car elle s'affirme d'autant mieux que la multiplicité des parties rattachées entre elles est plus considérable. Par conséquent, la seule vraie monade, à la fois la plus simple et la plus féconde, n'est que l'unité universelle qui se trouve aux deux extrémités de l'échelle, à la base de tout être comme indéfini potentiel et au sommet comme Infini et acte souverain, au fond du plus minuscule atome comme au faîte de l'incommensurable univers [17]

Hartmann semble nous renseigner sur la nature du sar dont parle l'hébraïsme, lorsqu'il écrit: « Si l'âme continuant d'animer les deux parties entre lesquelles on a artificiellement partagé un animal, reste encore une, pourquoi cesserait-elle d'être indivisible dans la plante, dans le bourgeon, dans l'écrevisse dont les pinces se détachent spontanément? Et pourquoi n'en serait-il pas de même de la génération bisexuelle où un animal hermaphrodite se féconde lui-même ? Si l'âme inconsciente demeure une encore et identique à elle-même dans les divers fragments d'un insecte ou dans la souche et dans les bourgeons détachés, pourquoi ne serait-elle pas une aussi dans les insectes séparés naturellement qui composent une république d'abeilles ou de fourmis? Sans être unis matériellement, ces êtres organisés n'agissent-ils pas avec le même concert que les diverses parties d'un seul et même organisme? [18] ». Or il est aisé d'assimiler, comme l'ont fait certains savants, l'économie animale à l'économie sociale et de voir que, dans l'histoire de la civilisation des peuples, les efforts de développement supposent, soit à l'origine, soit dans la marche du progrès, une unité centrale qui coordonne les actes individuels à la réalisation du but. Sans doute, de même que lorsqu'un homme se met en marche, il ne saurait rendre compte du processus intérieur qui a déterminé le mouvement, de même dans l'évolution des peuples, il y a pour [19] l'observateur bien des points mystérieux; c'est quelque chose d'analogue au processus résolutif de la biologie où les éléments sont préparés de longue main, bien que la production soit instantanée, et où la cause n'est nullement proportionnée à l'effet, celui-ci étant, du moins en apparence, beaucoup plus grand que celle-là.

Mais si divers que soient les peuples, si variées que soient les manifestations du progrès social, l'unité des nations n'en est pas moins réelle, et cette unité, c'est l'humanité, l'Adam terrestre, comme l'unité des idées divines, c'est le Logos, le Monde intelligible, l'Adam divin de la théosophie.

§ 3.

Il ne sera pas inutile d'embrasser maintenant d'un coup d'œil le chemin parcouru.

Tout ce que nous avons dit des sarim ou anges se coordonne parfaitement avec ce qui a été précédemment exposé sur les dieux Indiens. S'il est une échelle qui, de Dieu, descend jusqu'aux derniers confins de la création, il est naturel, que chaque être, selon le rang qu'il occupe, joue le rôle d'El-ohieme relativement à ceux au-dessus desquels il se trouve placé et l'on comprend aussi que Dieu, considéré comme la Source de ces forces éparpillées, s'appelle également El-ohieme, nom qui les embrasse tous. A plus forte raison, si on le contemple séparément, en dehors de ses émanations, trouve-t-on juste de le nommer Elohé- El-ohieme, le Dieu des dieux, soit parce qu'on le regarde comme leur unité et leur lieu (Makom), soit, parce qu'il est l'Etre par excellence, la Monade suprême dont tous dépendent.

Il n'est donc pas surprenant que l'on ait réhabilité les divinités du paganisme comme contenant toutes une parcelle de vérité, puisque, comme le dit la Bible [20], les idées divines sont distribuées entre les nations qui composent l'humanité, les peuples se partageant matériellement le corps d'Adam et leurs âmes n'étant que des fractions détachées de la sienne. La conséquence est que le mouvement religieux tend à l'unité, c'est-à-dire à la réalisation complète de l'idée divine, tandis que l'évolution des nations les pousse à se rapprocher, car elles ne sont que les membres épars du premier homme, de l'homme type, comme les diverses conceptions religieuses ne sont que le morcellement de l'idée de Dieu. [21]De là, la mission attribuée à Israël d'opérer la synthèse religieuse nécessaire, en assimilant de toutes parts toutes les idées homogènes, afin de reconstituer l'unité religieuse de l'humanité en même temps que son unité extérieure dans le domaine social. L'hébraïsme fait exactement dans l'ordre métaphysique et religieux, ce qui est arrivé, d'après Thièle, dans l'ordre historique. Il nous dit en effet que la religion de la tribu est le produit des divers cultes des familles et que la religion de la nation est à son tour la synthèse de celles des tribus. Enfin, les cultes nationaux donnent naissance aux communions religieuses où les étrangers sont admis à titre de prosélytes et celles-ci aux religions franchement universelles. Certes, les familles s'étant agglomérées en tribus et les tribus en nations, on comprend historiquement le passage d'une forme de culte à un autre, mais comment expliquer la transformation d'une religion nationale en religion universelle en dehors du secret instinct qui pousse les divers groupements nationaux vers la constitution d'une humanité supérieure? Or, c'est précisément le but auquel tend l'hébraïsme; il ne cesse de poursuivre la réalisation de la synthèse religieuse de l'humanité.

Le christianisme, en dépit de ses prétentions à l'universalisme, ne répond nullement à cet idéal; celui-ci exige en effet comme facteurs les nationalités elles-mêmes, tandis que la religion chrétienne, loin de favoriser leur développement, vise plutôt à leur suppression. Elles s'est en outre constituée trop tôt pour pouvoir être la religion définitive du genre humaine qui réclame l'épanouissement préalable des divers génies nationaux. Le vrai christianisme ou messianisme ne peut surgir que lorsque les différents peuples pacifiquement unis auront complètement réalisé le progrès humanitaire en développant d'abord simultanément leurs qualités ethniques respectives. L'empire romain, qui supprimait l'autonomie des nations en les englobant sous sa juridiction administrative, avait opéré aussi une unité trop fictive qui n'avait rien de commun avec l'idéal hébraïque; il n'en était pas moins, à sa manière, comme le christianisme, une tentative d'universalisme. Les rabbins, entre autres Maïmonide et Juda Halevi, en ont jugé ainsi et ils nous disent qu'il existe ainsi à chaque époque une aspiration messianique correspondant à la tendance universaliste qui ne cesse de travailler au sein de l'humanité. Et comme il fallait une base pour la construction du grand édifice, Dieu y a pourvu en constituant un peuple international, Israël, les Juifs étant devenus depuis leur dispersion [22]un peu Grecs, Persans ou Egyptiens - et l'on en peut dire autant des temps modernes - sans jamais cesser cependant d'être Juifs.

Or, comme l'homme primitif s'est trouvé scindé, chacun des membres emportant avec lui une fraction de la vie intellectuelle, comme Dieu a distribué ses rayons entre les intelligences créées, chaque portion de l'humanité réfléchissant ainsi un rayon particulier, il s'ensuit que le foyer total ne peut-être composé que par le faisceau humain tout entier; autrement dit tous les sarim, pour parler le langage de la théosophie hébraïque, doivent concourir à cette œuvre. On s'explique ainsi l'élévation ou l'abaissement de tel ou tel sar, selon la conduite du peuple confié à ses soins. Quand une idée divine est mal représentée par le peuple à qui elle est échue en partage sa valeur intrinsèque n'est en rien altérée, car, comme le dit l'Ecriture, l'influence des actions des hommes n'arrive point jusqu'à Dieu, mais son rayonnement dans le monde, la schechina, qui pour chaque nation est son sarparticulier, s'en trouve obscurci.

Les luttes entre les sarim ne sont donc pas autre chose que la lutte des principes, des civilisations, des idées et des croyances, aussi longtemps que tout cela ne parvient pas à s'harmoniser, à reproduire l'unité parfaite, dans laquelle tout existe en Dieu, soit que cet antagonisme se manifeste seulement dans le domaine intellectuel, soit qu'il éclate extérieurement dans les guerres et les compétitions de toute nature qui divisent les peuples.

Feuerbach que nous avons cité a saisi l'analogie existant entre les guerres des dieux de l'ancien polythéisme et les disputes théologiques sur la nature divine et il n'est pas douteux que les discussions entre Dieu et les hommes ou entre les anges eux-mêmes, dont parlent les livres rabbiniques, ne représentent la lutte, le polemos des idées, des principes, des forces dans l'univers, celle-ci traduisant le discours intérieur de l'intelligence divine, s'il est permis de s'exprimer ainsi, le Logos qui, comme tous les discours, résulte des contradictions conciliées. C'est ainsi que les anges se trouvent rattachés au Logos dont ils ne sont que les manifestations, idéales quand il s'agit de l'Esprit divin, mais réelles pour ce qui est des êtres émanés de Lui, les unes et les autres étant reliées, nous dirons même identiques entre elles, conformément au principe que les consciences ne sont en Dieu que des idées.

Ainsi s'expliquent également la position que les sarim occupent [23]dans la mercaba, le char divin, et l'attitude qu'ils observent, les yeux fixés sur le tétragramme; leurs noms abstraits de Charité, Vérité, et les désignations pareillement abstraites de middat addin et middat rahamim, littéralement Attribut de la justice et Attribut de la clémence, employées dans les dialogues divins; enfin l'appel fait à toutes les forces déjà créées au moment de la création de l'homme lui-même dont la nature est précisément de former un microcosme, c'est-à-dire de les résumer toutes.

Il est si vrai que les anges ou divinités inférieures se rattachent aux attributs divins que le polythéisme, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, n'a pas eu d'autre origine, sa forme première ayant été l'adoration des attributs personnifiés. Ce fut là le premier degré par lequel passa la conception de l'unité divine avant de se transformer en véritable polythéisme. Varouna qui, dans certains hymnes des Védas, est l'un des noms de l'unique et suprême Divinité, devient plus tard le roi de ses compagnons, c'est-à-dire que l'unité absolue prend la forme d'une suprématie. Dans l'hébraïsme aussi nous trouvons ce caractère de Dieu des dieux, mais il ne signifie pas autre chose que l'unité de tout le multiple, autrement dit une Unité plus absolue et le nom d'El-ohieme n'a qu'une valeur relative comme synonyme de forces. L'erreur polythéiste ne consiste donc pas tant à admettre des El-ohieme qu'à ne les point admettre tous ou à les adorer séparément, au lieu de reconnaître leur unité. Dans les Védas, les deux conceptions coexistent çà et là et s'entremêlent, celle d'un Dieu supérieur à d'autres dieux et celle de l'unité divine ou pour mieux dire de la simple valeur logique de ces prétendus dieux personnifiant des attributs. «Les dieux ont coopéré à l'œuvre de Varouna, dit un hymne du Rig Véda. Je suis le roi de mes compagnons; je suis le roi Varouna: en moi résident toutes les forces vitales... Je suis Indra et Varouna ».

De même dans la Bible le nom de Dieu, le tétragramme, est donné à l'ange et réciproquement le nom d'ange est donné à Dieu. Dans l'histoire de Balaam [24], c'est tantôt Dieu qui donne à ce dernier la permission d'aller avec les envoyés de Balac et tantôt l'ange qui, dans des termes identiques, lui réitéra la même autorisation. Les noms des anges ont tous la terminaison El; Dieu est en eux, Adonai bam, disent les Psaumes et les Rabbins de leur côté disent que chaque ange porte sur son cœur une tablette sur[25]laquelle le nom de Dieu est gravé. Et s'il est vrai, comme nous l'avons soutenu, que Dieu est pour l'ensemble du créé ce que chaque ange est pour une partie de la création, pour l'un des corps célestes par exemple, il s'ensuit que les anges entrent et se résument en Dieu même.

Les Rabbins font de l'enseignement des noms divins un mystère soigneusement gardé et les Esséniens en font autant pour ce qu'ils appellent les noms des anges. Philon lui-même, d'accord en cela avec le Pentateuque, nomme le Logos prophoricos qui équivaut à la schechina des talmudistes et au malkouth de la Kabbale, le premier des anges, l'archange. Et que représentent ces anges de Philon? On reconnaît généralement en eux les idées mêmes de Platon, avec cette différence qu'elles sont personnifiées. Ce qu'on rapporte des Sadducéens est encore plus concluant. Ils auraient considéré les anges comme des vertus inséparables de Dieu, qui apparaissaient sur la terre sous différents noms, selon les diverses fonctions qu'ils étaient appelés à exercer ici-bas, tout en demeurant reliés à leur source comme les rayons au soleil. Ce rapport si intime avec Dieu est sans doute la cause de la défense de nommer les anges que nous trouvons chez les Rabbins et peut-être même dans la Bible. Ce qu'il y a de certain, c'est que nous voyons dans les Ecritures des anges remplir des rôles divers dans des circonstances variées sans qu'aucun nom spécial leur soit assigné. Il n'est pas vraisemblable que ce soit là une simple lacune, si l'on tient compte de la tendance de l'époque biblique à décorer de noms pompeux tout ce qui attirait l'attention ou commandait le respect.

Le fait est d'autant plus remarquable que nous voyons à plusieurs reprises les saints personnages auxquels les anges apparaissent s'enquérir de leur nom, comme Moïse s'enquiert de celui de Dieu, et la réponse qui suit a toujours quelque chose d'évasif et de mystérieux laissant entrevoir l'existence d'un nom qu'on veut cacher. « Pourquoi, dit l'ange à Jacob, demandes-tu mon nom? Et il le bénit là [26] ». Manoach, à sa question: « Quel est ton nom, afin que nous te rendions gloire, quand ta parole s'accomplira?» obtient de l'ange une réponse semblable: « Pourquoi veux-tu savoir mon nom? [27]». Et l'écrivain sacré ajoute ici une courte observation qui nous paraît significative: vehou pélhi, dit le texte « or [28]ce nom était mystérieux ». Il nous semble bien que la réponse faite par Dieu à Moïse dans l'Exode est analogue à celle-ci. A côte du sens éminemment métaphysique que présente la phrase célèbre: « Je suis celui qui est, et c'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël: Celui qui est m'envoie vers vous [29]», n' aurait-il pas là un de ces jeux de mots qui se rencontrent fréquemment dans la Bible, les paroles: Ehié ascher éhié, signifiant tout uniment: qui que je sois », c'est-à-dire: « Ne te donne pas tant de peine pour connaître mon nom; quel qu'il soit, ce qui t'importe, c'est de remplir ma mission ».

On lit, il est vrai, dans le Talmud, que les Israélites rapportèrent de l'exil les noms des anges; cela cependant ne nous paraît pas signifier que les anges n'avaient pas de noms auparavant, mais bien plutôt que ces noms n'étaient écrits nulle part et qu'ils se trouvaient seulement confiés à un enseignement oral et secret que les Israélites emportèrent avec eux à leur retour. L'ange étant innommable, il y a donc là un point certain de ressemblance avec Dieu-même dont le nom auguste ne se prononçait pas. Les critiques modernes, M. Havet par exemple, qui nient d'ailleurs l'existence de toute angélologie, chez les anciens Hébreux, reconnaissent que dans le Pentateuque et même dans le livre des Juges, les messagers célestes ne sont pas des êtres distincts de Dieu lui-même et qui le servent, ainsi qu'on les a représentés depuis, mais de pures apparences par lesquelles Il se manifeste et qui se confondent avec Lui, à peu près comme si on appelait l'éclair le messager de la foudre [30].

Mais où les critiques se trompent, à notre avis, c'est lorsqu'ils croient découvrir une différence dans la manière de concevoir les anges dans le Pentateuque et les Juges d'une part, et de l'autre dans les livres de Samuel et des Rois, les anges devenant dans ces derniers ouvrages des personnes ou individualités distinctes. La vérité est que ce double caractère se retrouve partout, puisque les anges, ainsi que nous l'avons expliqué, sont des consciences retraçant chacune un des éléments de la Conscience divine.[31]


References

  1. Genèse, XXXII, 24-30.
  2. Page 252
  3. Le monde, l'ordre issus de la guerre et du contraste des forces, Revue philos, février 1877, p. 153.
  4. Page 253
  5. Philosophie de l'inconscient, tome II, p.197.
  6. Voyez Schaarè Ora Tiféreth
  7. Page 254
  8. Il s'agit de la racine רכבracab ; à l'hiphil הרכיב apud rabbinos ; componore, conjungere; d'où נשמים מורכבים corpora composite, concreta, mixta ( Note des éditeurs ).
  9. Page 255
  10. Page 256
  11. Cattolicismo e civiltà
  12. Page 257
  13. On sait que dans le livre de Daniel les empires et les royaumes sont symbolisés par des animaux. Les rabbins ont dit également: « Il y a au ciel un être qui s'appelle Israël » חיה אחת יש ברקיע ששמה ישראל
  14. Page 258
  15. Dialogues et fragments philosophiques, p. 89.
  16. Page 259
  17. C'est ce que les Kabbalistes expriment par la double Yod, Yod tattaa et Yod illaa
  18. Philosophie de l'inconscient, tome II, p. 195.
  19. Page 260
  20. Deutéronome, XXXII, 8
  21. Page 261
  22. Page 262
  23. Page 263
  24. Nombres, XXII
  25. Page 264
  26. Genèse, XXXII, 29
  27. Juges, XIII, 17-18
  28. Page 265
  29. Exode, III, 14
  30. V. HAVET, Le Christianisme et ses origines, t. III, p.162.
  31. Page 266