Israël et L'Humanité - Préface de Hyacinthe Loyson

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Ce devrait être la préoccupation constante de notre christianisme de se réformer sans cesse. Comme il y a chez lui, à côté de l'élément divin, un élément humain qui participe inévitablement à l'instabilité et aux imperfections des choses de ce monde et qui d'ailleurs est appelé à se modifier pour pouvoir s'adapter au développement intellectuel, il est toujours nécessaire de travailler à concilier la science et la foi, comme il est indispensable aussi de lutter contre les abus éventuels par un rappel fréquent aux principes constitutifs. En fait, on sait qu'il n'en est pas habituellement ainsi, car la religion étant aussi la tradition des [1] ancêtres, l'instinct légitime de conservation ne dégénère que trop aisément en formalisme et en routine.

Le besoin n'en subsiste pas moins et l'histoire du christianisme avec ses sectes innombrables l'atteste éloquemment. Le protestantisme, qui en a donné la formule en quelque sorte définitive, ne se présente pas autrement que comme un retour au christianisme de St Paul, des apôtres et de Jésus.

A une époque où les excès de l'absolutisme papal me sont clairement apparus, je me suis efforcé de faire quelque chose de semblable dans cette Eglise catholique que j'ai toujours profondément aimée et ma tentative est peut être précisément intéressante par son insuccès lui‑même, car il montre qu'il y a dans le christianisme d'autres points vitaux qui demandent à être corrigés également. Et cette nécessité est pareillement ressentie par le protestantisme, qui, de tous côtés, réclame à son tour une réforme de la Réforme.

Il est extrêmement intéressant de voir un rabbin, un représentant autorisé de la Synagogue, exprimer son avis sur cette importante question. On peut certes adresser aux juifs le reproche d'avoir trop longtemps gardé le silence. Sans doute les conditions difficiles dans lesquelles ils se sont trouvés, pendant tant de siècles, dans les milieux chrétiens, et où les maintenaient nos préjugés et nos haines injustes, les contraignaient à cette attitude effacée. Mais aujourd'hui qu'ils jouissent d'une liberté entière, il est nécessaire qu'ils fassent entendre leur voix. Nécessaire,[2] dis‑je, car comment comprendrons nous le christianisme, si le judaïsme, la religion dont il est issu, est méconnu? On oublie trop que Jésus fut juif. Qu'on le veuille ou non, on n'y changera rien. Les israélites sont nos pères dans la foi; c'est à eux que nous sommes redevables du don inestimable de la croyance au Dieu unique. Ils nous doivent aujourd'hui la raison de leur protestation séculaire contre notre interprétation du rôle et des enseignements de Jésus.

Aussi nous réjouissons nous de voir un savant de son peuple nous donner son avis sur notre crise religieuse et en chercher la solution.

Je n'ai pas eu la satisfaction de connaître personnellement le rabbin Elie Benamozegh et je le regrette d'autant plus que j'ai su qu'il s'était intéressé à mes expériences religieuses. En outre, ce que j'ai lu des écrits de ce grand penseur, et en particulier de cet important ouvrage « Israël et l'Humanité », m'a vivement frappé.

On ne saurait s'attendre assurément à ce qu'un rabbin parlant du christianisme se place au même point de vue qu'un théologien chrétien. Cependant la doctrine d'Elie Benamozogh est au fond beaucoup moins destructive du christianisme qu'on ne serait tenté de le croire au premier abord.

Les théologiens chrétiens ne voyaient autrefois dans l'Ancien Testament qu'une préfiguration du Nouveau. C'est Jésus que les prophètes ont annoncé. Le Christ venu, la mission du judaïsme est terminée; une nouvelle alliance se substitue à l'ancienne. Jésus[3] fonde l'Eglise avec sa hiérarchie et ses sacrements; un jour viendra où le chef de cette Eglise se donnera comme l'interprète infaillible de la doctrine révélée. On ne sait que trop que l'exégèse indépendante et en particulier la critique des Evangiles ont ruiné de fond en comble ces données traditionnelles. Mais alors, avec elles, c'est le christianisme tout entier qui s'écroule comme une construction arbitraire, factice, inconsistante.

Elie Benamozegh prétend en sauver la meilleure part. Il transporte les racines, les fondements du christianisme dans la plus haute tradition hébraïque. La Révélation de Dieu est unique, sa Loi également; mais cette Révélation et cette Loi ont une double face: l'une qui ne regarde qu'Israël, la race sacerdotale, et l'autre destinée à l'humanité tout entière. Cette dernière n'est autre que le messianisme, autrement dit la religion universelle.

Or le christianisme, dans la conception hébraïque telle que nous l'expose l'auteur «d' Israël et l'Humanité », apparaît, de même que l'islamisme, cette autre grande et puissante religion apparaîtra plus tard, comme un essai de réalisation du messianisme israélite. Dans la mesure où il est fidèle à l'idéal prophétique, il doit subsister; dans la mesure où il s'en écarte, il est appelé à se réformer.

Comment le christianisme ainsi conçu peut se rattacher encore à la personnalité de Jésus, c'est une question que la piété individuelle peut trancher pour son propre compte, mais dont la solution n'intéresse[4] plus directement le messianisme dans son évolution historique. Quelque radicale que soit alors la critique scientifique dans son étude des origines chrétiennes, du caractère et du rôle de Jésus, le christianisme demeure, non plus il est vrai comme une religion achevée, parfaite, définitive, parce que divinement révélée dans toutes ses parties, mais comme un commencement de réalisation d'un plan bien antérieur à la venue de Jésus.

En envisageant les choses sous ce jour là, on voit que la porte reste ouverte à toutes les réformes, à toutes les améliorations nécessaires, car puisqu'il s'agit d'un essai, on comprend qu'il peut avoir été sur tel ou tel point malheureux et rien ne s'oppose à ce qu'on révise, pour employer l'expression de Benamozegh, la copie sur l'original.

Au contraire, tout ce qu'il y a de meilleur dans la piété chrétienne, la foi en la paternité de Dieu, à la régénération humaine, au triomphe de la paix, de la justice, de la fraternité universelle, tous ces trésors qui ne nous viennent certainement pas du paganisme grec ou romain, mais bien de la tradition, du patrimoine hébraïque, subsistent et peuvent encore légitimement s'appeler la religion de Jésus, car nous ne voyons pas qu'il en eût ni qu'il en pût avoir une autre. Dans la réalité historique, nous savons qu'il n'a institué aucun rite, aucun sacrement, aucune Eglise. Né juif, il voulut vivre et mourir juif, et depuis les langes sanglants de sa circoncision[5] jusqu'au suaire embaumé de sa sépulture, accomplir les seuls rites de sa nation [6].

Elie Benamozegh, par le présent ouvrage, a fait justice d'une erreur communément répandue chez nous autres, chrétiens: celle qui consiste à ne voir dans le judaïsme qu'un monothéisme national, qu'une religion ethnique. Il nous montre dans l'antique tradition d'Israël les aspirations les plus nettement universalistes, sans aucune arrière pensée d'assujettissement des Gentils au mosaïsme. Il apporte ainsi une contribution précieuse à l'étude du problème religieux.

Certes, il n'a pas eu la prétention de tout dire dans un livre, mais il a frayé une voie: il est à souhaiter que d'autres s'y engagent après lui et travaillent par ce moyen à la réconciliation si désirable des juifs, des chrétiens et des musulmans et par eux de la famille humaine tout entière.

Hyacinthe Loyson.
[7]

References

  1. Page XXXVI
  2. Page XXXVII
  3. Page XXXVIII
  4. Page XXXIX
  5. Page XL
  6. Tout ce passage a été, peu de jours après la rédaction de ces lignes, répété textuellement par M. Hyacinthe Loyson dans la conférence qu'il donne le 3 décembre 1911 à l'Union des Libres penseurs et des Libres croyants pour la culture morale et qui fut le dernier discours public de l'inoubliable orateur
  7. Page XLI