Israël et L'Humanité - Conception juive de la vie sociale

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VI.

Conception juive de la vie sociale.

Il nous reste à examiner quelle idée les Juifs se faisaient de la vie sociale et de son but, car il est évident que cette question est étroitement liée à celle de la souveraineté politique.

« Dans les idées des anciens philosophes, dit M. Maury, les institutions de l'Etat devaient avoir moins pour but de régler et de défendre les intérêts que de conduire les citoyens à la vertu... Quand on admet qu'un gouvernement n'est qu'un règlement d'intérêts, il est naturel d'y appeler directement ou par voie représentative tous les intéressés, mais du moment que le gouvernement est regardé comme un moyen d'éducation, la forme absolue ou aristocratique doit prévaloir. Les bons seuls, comme disait Socrate peuvent avoir en main la direction des affaires. Platon soutient donc que c'est à un petit nombre d'hommes et dans quelques cas à un seul qu'on doit confier le gouvernement [1]». Pour Aristote la souveraineté politique réside naturellement, et d'une manière supérieure à toute loi, dans la famille ou dans l'individu qui surpasse les autres par sa vertu. Cet homme là ou cette famille a une sorte de caractère divin parmi les hommes. Voilà ce que l'Ecriture a voulu indiquer en honorant les juges, les grands et les saints du nom de dieux [2] et ce que les Rabbins de leur côté ont dit de tant de manières au sujet de la supériorité des hommes de science et de sainteté par rapport au vulgaire [3]ce qui leur a été si vivement reproché. [4]C'est là le seul véritable droit divin, quoique les partisans du pouvoir absolu d'un seul aient vu dans ce fait une consécration de leur théorie. Bossuet a écrit que c'est des grands que l'Ecriture parle lorsqu'elle dit: « Vous êtes des dieux ». Dans un certain sens cela n'est pas tout à fait faux, puisque le pouvoir absolu lui-même, surtout s'il a pour lui le consentement général, représente le droit.

Quoi qu'il en soit, la vertu et l'intérêt apparaissent donc comme les deux suprêmes principes de gouvernement, le premier dans l'antiquité et le second dans les temps modernes. Quelle est l'opinion du judaïsme dans ce grave débat? Deux caractères saillants de son économie intime, telle qu'elle ressort des Ecritures, vont nous donner la solution de cette question. D'un côté, le judaïsme se distingue par la moralité des citoyens; c'est elle qu'il a constamment en vue et sous ce rapport on a raison de voir en lui une véritable théocratie. La perfection spirituelle, religieuse si l'on veut, est bien la raison d'être de ses institutions en même temps que le but final qu'il poursuit [5]. D'un autre côte, comme par une singulière contradiction, il n'y a rien en lui, rien du moins dans sa constitution politique qui aille au delà de ce monde et vise autre chose que les intérêts matériels et même individuels: longévité et postérité nombreuse, richesse, puissance et renommée, telles sont les principales pour ne pas dire les uniques récompenses qu'il promet à la fidélité de ses adeptes. Si l'on se borne à interroger superficiellement ses doctrines, ce serait même là le but auquel tendraient tous les moyens qu'il met en œuvre, y compris cette perfection spirituelle qu'il prêche incessamment. Ce résultat tangible une fois obtenu, il ne semble pas que ses aspirations s'étendent plus loin. Est-ce vraiment là son dernier mot et cette subordination, disons même cet asservissement des éléments spirituels aux intérêts matériels, parfois les plus vulgaires, représentent-ils bien le fond de sa pensée? La réponse à cette question peut être avec autant de raison affirmative ou négative selon le point de vue auquel on se place, selon que l'on considère Moïse uniquement comme législateur des Hébreux avec ses livres constituant le code national d'Israël, ou comme successeur des patriarches et révélateur de la loi individuelle avec la Tradition qui en est le principal organe. [6]Cette réserve étant faite, on admettra bien que ce qui importe avant tout dans notre présente étude, c'est le premier de ces aspects. Il n'est pas douteux que sous ce rapport-là l'intérêt général ne soit le véritable but de la législation; la spiritualité n'est qu'un moyen. Est-ce à dire que les intérêts supérieurs de l'être humain se trouvent rabaissés au niveau des choses inférieures? Le bien serait-il sacrifié à l'utile et ce qui a une valeur éternelle s'effacerait-il devant ce qui n'est que passagèrement important? Et serait-ce Moïse, révélateur et prophète, qui prononcerait cette déchéance de tout ce que l'humanité regarde comme le plus précieux? A Dieu ne plaise! Que se cache-t-il donc sous cette flagrante contradiction, sous cet assujettissement des choses spirituelles aux choses temporelles si caractéristique dans le Pentateuque? Une vérité fort simple, mais capitale aussi. C'est que dans la société politique, le bien, la perfection morale ne doivent être formulés en loi que dans la mesure, où ils contribuent au bien-être de la collectivité. Le but auquel la spiritualité doit s'y trouver préordonnée ne peut pas s'étendre plus loin que ce monde, précisément parce que la société politique, contrairement aux destinées de l'âme humaine, n'a pas d'autre existence que celle d'ici-bas. Ainsi l'Etat ne doit protéger la vertu par ses sanctions légales qu'autant que celles-ci sont nécessaires à la conservation de la société. Cela n'empêche point d'ailleurs que ces règles de conservation générale n'aient, elles aussi, une fin supérieure, en ce sens qu'elles constituent toujours pour l'individu le moyen le plus efficace d'atteindre sa propre perfection.

Il n'est pas douteux d'autre part que la perfection individuelle ne réagisse à son tour sur l'état de la société en augmentant ses forces et ses moyens d'action, en sorte que, par une influence réciproque, société et individu se prêtent mutuellement une incessante coopération, empreinte toutefois dans chacun d'eux d'un caractère particulier; c'est par sa moralité que l'individu est utile à la société et c'est par le bien-être qu'elle lui offre que la société profite à l'individu. Il va de soi que nous parlons ici au point de vue général et que nous n'entendons pas nier que la société ne puisse influer sur la moralité de ses membres, ni que ceux-ci ne travaillent eux aussi au bien-être de la société. Les deux grands principes de gouvernement, la vertu et l'intérêt, jouent tour à tour le double rôle de moyen et de fin: la vertu, qui est une fin pour l'individu, apparaît comme un moyen en ce qui concerne la société, et l'intérêt,[7]qui est la fin de la société, est pour l'individu un moyen. Voilà comment les deux caractères du judaïsme en apparence inconciliables, la spiritualité la plus élevée et le matérialisme le plus choquant ne sont que les deux parties d'un même système, les deux faces sous lesquelles il faut envisager la vie sociale, l'intérêt étant, d'une part, la fin et la limite de l'action politique et la vertu devant être considérée, d'autre part, comme la règle de conduite et la fin de l'individu. L'intérêt par la vertu et la vertu par l'intérêt, telle est la formule téléologique de la vie sociale.

Il ne peut nous être interdit de rêver une synthèse plus haute encore et d'aspirer à l'unité. Et d'abord, en envisageant la vertu d'un certain côté, on ne saurait contester qu'elle n'est qu'un intérêt d'une plus noble nature sans doute, mais enfin un intérêt véritable et que l'intérêt lui même, ne serait-ce que parce qu'il est la satisfaction d'un besoin légitime, n'est que l'accomplissement d'un devoir envers nous-mêmes, un perfectionnement de notre nature, c'est à dire une vertu encore, bien que d'un ordre inférieur. De plus, si nous sortons de la sphère de ces deux idées directrices pour nous placer à un point de vue plus élevé, nous comprenons que ces deux principes se fondent eux-mêmes en un troisième qui les embrasse l'un et l'autre ou qui, si l'on préfère, leur sert de fin dernière: nous parlons de l'ordre universel, au regard duquel la vertu même n'est qu'un moyen ou du moins le côté subjectif de la question.

Nous touchons ici aux plus sublimes doctrines de la théosophie juive qui nous signale dans l'empire du divin dans le monde, dans l'ordre universel, la fin ultime et véritable de l'œuvre humaine, en unissant sans cesse l'idéal au réel, le Logos au Cosmos, le Créateur à l'ensemble du créé, ou, selon la formule kabbalistique « le Saint, béni soit-il, à sa Schechina [8]

Cet ordre universel dont l'ordre de la cité n'est qu'une image et une réalisation partielle s'établit non seulement, comme ce dernier, par le moyen des institutions civiles et politiques, mais par l'œuvre humaine tout entière, morale, religieuse, liturgique, voire même ascétique, comme par la vie sociale, scientifique et artistique, par la foi aussi bien que par la raison, celle-ci nous conduisent jusqu'aux confins indéfiniment reculés des connaissances humaines,[9]celle-là projetant notre action au-delà des dernières limites imaginables jusqu'au sein de l'inconnaissable.

On voit comment le judaïsme, par son organisation intime et par les doctrines dont il a fait pour son propre compte l'application, offre à l'humanité des indications précieuses sur les principes qui doivent régler les rapports de la religion et de l'Etat. Peut-être aussi estimera-t-on avec nous, après tout ce que nous avons exposé, que dans le conflit entre l'Eglise et la société civile qui agite actuellement les nations d'Occident, celles-ci, comme dans la crise de la dogmatique chrétienne, auraient tout intérêt à faire taire leurs préjugés et à rechercher, en remontant à la source même de leur civilisation et de leurs croyances, quelle solution fut jadis proposée par l'hébraïsme dans ces graves questions. [10]


References

  1. Religion de la Grèce
  2. Exode XXII, 27; Psaume LXXX, 1, 6.
  3. Exode XIX, 6; Lévitique, XIX, 2, sqq.
  4. Page 660
  5. Sota, 49.
  6. Page 661
  7. Page 662
  8. לשם יחוד קודשא בריך הוא ושכינתיה
  9. Page 663
  10. Page 664