Israël et L'Humanité - Introduction

From Hareidi English
Jump to: navigation, search

INTRODUCTION

Chapitre I.

Tout le monde s'accorde à dire que nous traversons une grande crise religieuse, mais on ne remarque pas aussi généralement que celle ci se présente sous un triple aspect. En effet, au conflit entre la religion et la science qui est à l'état aigu et dont, par conséquent, on se préoccupe davantage, s'ajoutent l'antagonisme des religions entre elles et le travail d'évolution qui s'opère simultanément au sein de chaque Eglise.

La lutte entre les religions a commencé avec le christianisme. Avant qu'il proclamât le Dieu unique et une seule foi pour toute l'humanité, chaque peuple avait ses dieux particuliers et reconnaissait l'empire légitime des divinités étrangères sur les autres contrées; bien loin de chercher à en supplanter le culte comme faux et impie, il croyait que le devoir de chaque nation était d'adorer les dieux qui présidaient à ses destinées. Avec le christianisme au contraire, et c'est son plus grand titre de gloire, il n'y a plus qu'une seule religion qui puisse procurer le salut et tout autre culte devient sacrilège.

Mais si cette nécessité d'unité religieuse fut comprise de tous, l'accord ne s'est pourtant pas fait sur le choix de la véritable religion. Après avoir triomphé de l'antique paganisme, le christianisme n'est pas encore parvenu à convertir à ses croyances tous les membres de la famille humaine. Nous ne parlons pas des grandes religions de l'Orient et des religions païennes qui subsistent encore dans les autres parties du monde. Bien que le nombre de leurs[1] adhérents surpasse de beaucoup celui de toutes les Eglises chrétiennes réunies, il n'est pas douteux qu'elles ne soient depuis longtemps en pleine décadence et que leur influence ne soit nulle ou fort restreinte; ce n'est pas à elles que l'avenir appartient. Les religions, qui comptent, ce sont celles qui sont issues de l'hébraïsme; nous ne dirons pas, comme on le fait d'ordinaire, issues de la Bible, parce qu'elles sortent vraiment de l' hébraïsme tout entier, Bible et Tradition, et parce que leur vitalité, leur activité présente et leur avenir dépendent autant de ce qu'elles doivent à la Tradition que de ce qu'elles doivent à la Bible, peut être même davantage. Malheureusement ces filles de la même mère sont loin de s'entendre, et c'est ainsi qu'à l'antagonisme entre la civilisation moderne et la religion vient s'ajouter celui des religions entre elles.

Du moins la paix régna‑t‑elle dans chacun de ces différents cultes? Nullement. Des tendances diverses travaillent incessamment à troubler l'harmonie intérieure des Eglises. Partout où une autorité extérieures n'impose pas silence aux voix discordantes, les divergences se manifestent au grand jour; elles étaient librement leurs professions de foi dont le nombre ne cesse de se multiplier. Telle est la division des esprits en matière religieuse qu'on en est arrivé à considérer comme l'unique solution possible l'absence de toute croyance dogmatique, c'est à dire qu'on fait un gage de concorde de ce qui est précisément la preuve la plus manifeste de la désunion et du morcellement spirituel.

Dans les Eglises mêmes où une autorité s'oppose à toute velléité d'indépendance, l'unité n'est qu'apparente. Ou se tait, on se réfugie dans l'équivoque, on se soumet, mais en réalité on ne s'entend pas. Il arrive aussi parfois que la proclamation de nouveaux dogmes pousse hors de l'Eglise des hommes qui en étaient naguère encore les membres les plus dévoués. Et ces nouveaux dogmes eux‑mêmes, que sont‑ils, sinon des variations? Variations consacrées par l'autorité suprême et présentées par elle comme de simples définitions, mais qui n'en révèlent pas moins des modifications profondes survenues dans l'état des croyances, avec cette particularité que les organes officiels qui proclamant ces dogmes, sanctionnent des innovations, au moment même où ils prétendent assurer l'immutabilité de la foi. Ainsi la crise intérieure des Eglises achève de compliquer les deux autres conflits.

Mais au fond, nous l'avons dit, il s'agit d'une seule et même crise, qui n'est pas autre chose que la lutte entre la foi et la[2] raison, soit que celle‑ci, en voulant juger le monde et la société, se trouve aux prises avec les croyances traditionnelles, soit qu'elle se mette à étudier, à la lumière de la critique historique, de l'exégèse et de la science, les prétentions contradictoires des diverses religions, soit enfin qu'en travaillant au sein même de chaque Eglise, elle y provoque le libre examen et, incapable de se contenter des anciennes formules, pousse les esprits à en rechercher de nouvelles qui lui permettent de se réconcilier avec la foi.

Chapitre II.

La crise une fois constatée, on se demande quelle en sera l'issue. La rupture depuis longtemps commencée entre le ciel et la terre, l'idéal religieux et la réalité historique, sera‑t‑elle consommée pour jamais? Le combat séculaire entre les formes rivales que la religion hébraïque a revêtues n'aura‑t‑il qu'un résultat purement négatif et la raison humaine devra‑t‑elle prononcer leur commune déchéance? En d'autres termes sommes‑nous à la veille de voir le monothéisme juif convaincu d'impuissance sous ses trois formes, hébraïque, chrétienne et musulmane, et balayé de la face de la terre comme le polythéisme l'a été il y a dix neuf siècles? Et cette hypothèse se vérifiant, que mettra‑t‑on à sa place? Sera‑ce le rationalisme? Ce n'est pas ici le lieu de discuter à fond la possibilité de cette substitution. On a écrit sur l'insuffisance du rationalisme pur comme religion bien des pages érudites. On a montré avec raison qu'il ne saurait jamais être la religion du grand nombre et qu'il est incapable de satisfaire les besoins du cœur humain. Mais une étude plus attentive nous ferait découvrir sans peine des arguments plus sérieux encore, plus philosophiques, plus profonds.

On verrait en effet que la Religion, adoration et culte de l'Absolu, ne peut être un simple produit de l'esprit humain; son rôle étant de contenter la raison, de lui ouvrir des horizons inconnus et de l'initier à une vie supérieure, Il faut, pour être l'expression de la vérité totale, qu'elle embrasse non seulement tout l'ensemble des choses intelligibles, mais encore ce côté mystérieux de l'éternelle existence qui surpasse et surpassera toujours nos sens et nos facultés, autrement dit il faut qu'elle soit révélée. On verrait que toute religion rationaliste, nécessairement changeante comme[3] la raison lui‑même dont elle émanerait, est une impossibilité, car l'adoration implique la croyance inébranlable que son objet est la vérité immuable, sans quoi ce serait une adoration toute provisoire et l'on a quelque peine à se représenter l' humanité prosternée devant un autel qu'elle aurait la certitude de voir renversé demain.

Qu'on ne se méprenne pas cependant sur notre pensée; nous ne voulons pas dire que la Révélation une fois admise, l'esprit humain se trouve pour toujours arrêté dans sa marche et qu'il n'ait pas à étudier de plus en plus, soit la nécessité de cette révélation, soit le sens et la portée qu' il lui faut attribuer, de même qu' il a à examiner aussi les titres et la valeur des diverses révélations qui réclament son adhésion religieuse. Nous affirmons seulement qu'au sein d'une religion révélée, l'esprit humain croit adorer la vérité absolue, tandis qu'il est de l'essence d'une religion rationaliste de ne permettre aucune confiance de ce genre et de n'offrir à ses fidèles que des abris momentanés. L'histoire est là, d'ailleurs pour nous prouver que tous les essais de cultes purement rationalistes ont sombré dans l'impuissance et le ridicule et que la nécessité d'une religion révélée se fonde aussi bien sur la nature de l'homme que sur celle de Dieu.

Aurons‑nous donc un nouveau Sinaï? Une Loi nouvelle nous viendra‑t‑elle, du ciel? Il n'est personne qui attende de ce côté là le salut de l'humanité. Ceux qui croient aux révélations anciennes ne pensent pas pouvoir sans infidélité en espérer une nouvelle et ceux qui n'y veulent voir que des légendes ne sauraient admettre aujourd'hui la possibilité de ce qu'ils nient dans le passé. D'autre part, les penseurs indépendants, tout en admettant le principe et la nécessité d'une Révélation, sont bien loin de considérer celle‑ci à la manière des simples comme un phénomène miraculeux détaché de la vie, du développement historique de l' humanité, sans aucun lien avec l'organisation psychologique de la nature humaine. Ils comprennent que la Révélation, si elle existe ne peut être qu'unique, comme cette autre révélation matérielle qui est la nature et qu'elle doit être, comme celle‑ci, immuable. Ils savent enfin qu'elle n'est possible qu'au début de l'humanité, car une faculté toute spéciale, la spontanéité, fonctionne, à ces premiers âges, en religion comme dans toutes les branches de l'activité humaine; elle cesse ensuite pour ne plus revenir, lorsque la vie spirituelle et matérielle est enfin établie sur ces bases. Les seules traces de cette faculté primitive, dernières lueurs d'un flambeau qui s'éteint,[4] nous apparaissent plus tard, à de très rares intervalles, chez ces êtres à part qui, dans l'état adulte de l'humanité, semblent conserver les privilèges de son enfance, ou qui, du sommet où les place leur exceptionnel génie, voient poindre à l'extrême horizon l'aube des créations nouvelles.

Si donc il n'y a plus de révélation à attendre à notre époque, s'il ne faut plus compter ni sur le judaïsme, ni sur le christianisme ou l'islamisme, si la raison toute seule est incapable de créer un culte durable quel sera l'avenir religieux de l'humanité? Se passera‑t‑elle de toute religion? Nous serions surpris qu'il se rencontrât encore quelques esprits sérieux capables d'admettre la possibilité d'une telle solution et de la croire définitive.

Soit que l'on ait la foi, soit que l'on ne veuille voir dans les croyances religieuses qu'une décevante illusion, personne en effet ne songe à nier cet instinct puissant qui pousse tout être pensant à adorer quelque chose de supérieur. Comment donc parviendra‑t‑on à donner satisfaction à cet instinct, l'un des plus forts sans contredit et, selon la direction qu'on lui imprime, l'un des plus féconds de notre espèce? Le genre humain se verrait‑il condamné, dans la fonction la plus sublime de sa constitution spirituelle, à une soif inapaisée et la nature n'aurait‑elle pas enfanté la plus parfaite de ses créatures que pour l'assujettir à une révoltante contradiction dont aucune autre de ses œuvres n'offre le moindre exemple? Et quel sera le sort de l'homme ainsi mutilé? que deviendront les institutions sociales qui toutes ont à leur base un principe fourni par la science par excellence, qu'on l'appelle la métaphysique ou la religion? On a dit à très juste raison que la métaphysique n'est que de la théologie en robe courte; elle ne gardera pas longtemps droit de cité, après que la religion proprement dite aura été définitivement congédiée. Le malheur est que le droit, la justice, la beauté morale, la vertu, la liberté, l'héroïsme, le sacrifice ne sont pas autre chose que de la métaphysique en pratique on ne voit pas en vérité comment de telles notions pourront encore être conservées, quand on en aura tari l'unique source.

Assurément tout le monde n'aperçoit pas immédiatement le résultat final d'un principe posé. La société a une telle force d'inertie qu'il faut toujours plus ou moins de temps pour que les transformations opérées par les idées qu'elle accepte apparaissent enfin dans toute leur étendue, mais la logique tire toujours à la longue les conséquences des prémisses. Déjà même certains libres[5] penseurs ont pris hardiment leur parti de voir la morale disparaître avec la métaphysique et céder la place à l'intérêt personnel comme unique règle de conduite. Ainsi s'enchaînent fatalement les négations, précipitant les hommes sans religion jusqu'au bord d'un abîme d'où l'œil recule épouvanté.

On se demande donc vers qui se tournera l'humanité, quand elle aura rejeté comme surannés tous les cultes traditionnels et que, néanmoins, le besoin de religion se fera de plus en plus impérieusement sentir. Pour résoudre ce problème une double recherche est nécessaire et nous y convions maintenant nos lecteurs.

Chapitre III.

Toutes les religions, que la libre pensée proclame aujourd'hui déchues, ont elles fait leurs preuves d'une manière complète, et en second lieu, est ce bien comme religions universelles qu'elles ont exercé leur action dans l'histoire? En ne qui concerne le christianisme et l'islamisme, cela n'est pas douteux. Or ces deux religions ayant présenté pour ainsi dire une double version d'un même original, l' hébraïsme, puisque l'une et l'autre a prétendu réaliser la véritable religion d'Israël, il semble que celle‑ci se trouve à son tour , et par le fait même, doublement convaincue d'impuissance. Il n'en est rien cependant. Si le christianisme et l'islamisme ont donné au monde tout ce qu' ils étaient susceptibles de lui apporter, on n'en peut pas dire autant du judaïsme traduit par eux de la façon la plus incomplète et la plus défectueuse. On ne saurait prétendre surtout que le judaïsme ait jamais fait ses preuves sous l'aspect de religion universelle. Mais le judaïsme est il une religion universelle?

A cette question répond un fait vraiment unique dans l'histoire religieuse, trop méconnu cependant et que nos modestes efforts tendront à mettre en lumière: c'est que le judaïsme a donné naissance à deux puissantes religions qui, dès leur apparition, n'ont aspiré à rien moins qu'à convertir le genre humain tout entier. Peut on soutenir que cette tendance commune au christianisme et à l'islamisme soit étrange à la religion juive, mère de l'un et de l'autre? Où donc auraient‑ils puisé ce principe inconnu à l'antiquité et contraire à son génie? Serait‑ce chez les philosophes? Chacun sait que les fondateurs de ces deux religions[6] n'ont point cherché auprès d'eux leurs inspirations. Se pourrait‑il qu'ils le possédassent comme un bien propre dont ils ne seraient redevables à personne? Mais en ce cas on ne voit pas comment, avec des aspirations entièrement nouvelles, ils auraient pu se donner pour les représentants authentiques, pour les légitimes héritiers du judaïsme, déclarent solennellement, comme ils l'ont fait l'un et l'autre, que leur rôle se bornait à réaliser ses promesses. Il est à peine besoin d'ajouter que tout, dans la vie de Jésus comme dans celle de Mahomet, s'oppose à cette hypothèse d'une conception originale se détachant du fond commun. D'ailleurs le génie lui‑même a besoin d'une culture appropriée et de circonstances favorables pour s'élever à de telles hauteurs et si l'idée première de cet empire universel des âmes n'avait point existé en Israël, c'est en vain que des hommes, si grands qu'ils fussent, l'auraient prêchée; ils n'auraient trouvé ni apôtres pour propager leurs doctrines, ni fidèles pour les embrasser. On ne peut pas dire que ce principe, mal défini au début, s'est peu à peu précisé comme toutes les conceptions nouvelles, après une longue période d'évolution, car pour ne parler que du christianisme, dont l'islamisme plus tard n'a fait que suivre l'exemple, il est certain que son ardeur de prosélytisme l'a poussé de suite vers les Gentils aussi bien que vers les Israélites.

Si le judaïsme n'avait été qu'un culte purement national comme ceux des peuples polythéistes, qui du moins, nous l'avons dit, n'excluaient point les dieux rivaux, il n'aurait pu donner naissance à deux religions aux aspirations vraiment universelles. Mais il est bien plus absurde encore de supposer qu'avec sa foi au Dieu unique il pouvait se désintéresser du sort de l'humanité, si bien que Jésus et Mahomet auraient été obligés de chercher ailleurs que chez lui l'idée d'une seule religion pour tous les hommes. Car si l'on peut admettre qu'un dieu local devienne à la longue, en triomphant de ses concurrents, le Dieu universel dans la pensée de ses adorateurs, il est absurde d'imaginer un Dieu unique qui se serait attaché exclusivement une seule nation en rejetant irrévocablement tous les autres peuples.

Mais alors, nous dira‑t‑on, qu'est‑ce que cette substitution de la Gentilité à Israël proclamée par le christianisme au moment où il se sépare définitivement du judaïsme? N'est‑ce‑pas la foi chrétienne et universelle qui prend la place de la foi juive et nationale? Non, c'est la rupture de l'association de deux idées qui[7]n,avaient jamais cessé de coexister chez les juifs, ù,est le sacrifice de la seconde à la première, c'est la déchéance prononcée contre luaël, le peuple pillitre, au profit des Gentils qui deviennent désurnais, par leur croyance en Jésus, le seul véritable peuple de Dieu.

On nous objectera peut être: que signifient donc ces deux tendauces qui divisèrent les premiers chrétiens, alors que les ma voulaient conserver intégralement la judaïsme et que 188 autres proclamaient la complète abolition de l'ancien culte 1 Elles" songoivent fort bien, si Von admet lhypothèse que l'idée d'une religion universelle faisait à ce mornentlà, pour la première fois son apparition dans le monde sur los raines, du nationalisme religieux; au contraire, ces luttu semblent inexplicables dans le cas où les deux notions auraient coexisté auparavant, Mais si Pou prête un peu d'attention au grand fait que nous allons signaler, il ut facile de as détremper.

Nous recherchions tout à l'hem si la judaïsme est une religion universelle et nous répondions affirmativement. Ce n'est pu ainsi sa réalité que la question devait être posée. Nous devions nous demander plutôt: le judaï~ a t il une religion univergelle ? C'est dans cette manière de formuler le problème que 80 trouve PexPliration du plu grand phénomène religieux de PantiquitiS, la clef des disputes aux premiers siècles de Père chrétienne, la solution de la crise que traversent actuellement les différent" Bglim et, pour tout dire, la dernière espérance religieuse de Phumainité. Et clest pa~ que nous Poutendious ainsi que nous avoue répondu sous hésitation que le judaïsme est me religion universelle, car autrement les faits nous auraient immédiatement infligé un ulatant démenti. A Pexception du dogme et de toute la partie memie, il n'y a rien en effet dans la législation mosaïque qui unvienne à un culte universel. Tout y porte Vempreinte du partieuluisme la plus exclusif et il suffit d'imaginer le judaïsme embrausi pu tout le monde et fonctionnant dans la plénitude de sa vie et de us organes pour se convaincre qu'il n'est point, somme culte, destiné à te" les peuples. tant les impossibilités pratiques et les anomalies apparaîtraient alors nombreuses et choquantes. Et c'est es qui a toujours trompé et us qui trompe encore tant d'esprits de bonne foi sur la véritable nature de Il hébraïsme et même sur la conception juive de la Divinité, au point qWils ne "vont voir dans la religion dIsraël qu'au culte purement national. Mais il[8] leur est facile de revenir de leur erreur en recherchent avec nous, comme nous les y invitons, si le judaïsme n'a pas les éléments d'une religion universelle. Ils reconnaîtront alors qu'il possède en effet, qu'il contient dans son sein, de même que la fleur cache le fruit, la religion réservée au genre humain tout entier, et dont la législation mosaïque, en apparence si incompatible avec cette haute destinée, n'est que l'écorce ou l'enveloppe extérieure.

C'est pour la conservation et l'établissement de cette religion que le judaïsme a vécu, qu'il a lutté et souffert, c'est avec elle et par elle qu'il est appelé à triompher. Etudier de près ce grand phénomène, découvrir les rapports qui unissent en Israël le culte national et le culte universel, montrer l'action et la réaction de l'un sur l'autre, tel est en grande partie le sujet même de cet ouvrage.

Chapitre IV.

Nous devons faire remarquer ici tout d'abord que la constitution d'une religion universelle, but final du judaïsme, exigeait de lui un surcroit de rigueur dans ses dispositions particularistes. C'est à l'humanité future qu'il songeait; il fallait donc nécessairement qu'il s'isolât davantage du milieu actuel. Comme il n'entrevoyait que dans un très lointain avenir la réalisation de ses aspirations, Il devait prémunir d'autant mieux ses fidèles contre les périls, les faiblesses et les surprises d'un long et pénible voyage, afin que, le moment venu, ils fussent en état de s'acquitter dignement de leur mission. Il s'était formé un idéal que tout tendait à compromettre autour de lui; il convenait donc qu'il se tint sagement à l'écart de ce qui pouvait le détourner lui‑même du but désiré. Dans sa carrière séculaire, il dut arriver à Israël ce qui advient à ces esprits supérieurs qui ne peuvent travailler au bien général sans soulever certains mécontentements, ni entretenir en eux la flamme sacrée de l'amour pour tous les hommes sans fuir un peu l'affligeant spectacle de leurs bassesses.

Et c'est ainsi que le peuple le plus cosmopolite, le seul qui se soit élevé dans l'antiquité à la conception sublime du Dieu unique et d'une seule humanité et qui, à toute époque et dans tous les lieux, se soit donné la tâche de reconstituer la famille humaine, a été considéré comme le plus égoïste, non seulement par les anciens[9] qui n'ont jamais rien compris à ses principes et à ses institutions, mais encore par la plupart de ceux qui étudient aujourd'hui son histoire. Tel est, nous le répétons, le sort des vrais amis de l'humanité. Leur éloignement de la foule est traité de misanthropie et l'on prend pour de l'orgueil le respect qu'ils ont de la dignité humaine et pour de la haine leur dégoût de tout ce qui est vil. Mais les apparences ne sauraient tromper l'observateur impartial qui n'a pas de peine à reconnaître précisément dans ces prétendus défauts les marques d'une grande et noble passion.

En outre, si l'on examine de près cette législation mosaïque qui semble élever entre Israël et le genre humain une infranchissable barrière, on découvre bientôt la raison de ces lois particulières d'autant plus sévères et plus étroites que le but à atteindre était plus sublime et plus éloigné aussi. Le culte spécial d'Israël était la sauvegarde, le moyen de réalisation de la vraie religion universelle ou noachisme, pour employer le mot des rabbins, et nous trouvons là l'explication de tout ce qui autrement demeure incompréhensible dans les doctrines, les lois et l'histoire du peuple juif. C'est aussi ce qui nous permet de comprendre l'avènement du christianisme, ce grand fait de l' histoire, qui sans cela serait un effet sans cause ou, pour parler plus exactement, un effet contraire à sa cause, puisque de la religion en apparence la moins cosmopolite, la moins humanitaire, seraient issus le culte et la doctrine les plus universels que le monde ait jamais vus. Et pour rendre l'énigme plus insoluble encore, ce serait en invoquant les croyances d'Israël, en se réclamant de ses prophètes, en se donnant pour le continuateur de ses traditions, que le christianisme aurait revendiqué l'empire des âmes et qu'il aurait lutté et remporté tant de victoires.

Mais non, tout est infiniment simple. Ce qui a enfanté la prédication chrétienne, c'est cette foi en la religion universelle que les juifs croyaient contenue au germe dans leur antique doctrine et dont ils devaient un jour établir le règne. C'est elle qui a donné aux disciples de Jésus la conviction d'être les organes d'une mission providentielle et le courage d'en poursuivre jusqu'au bout du monde l'accomplissement. Sur ce point là l'accord entre israélites et chrétiens fut inaltérable. Au plus fort des disputes sur la notion de Dieu et du Messie, sur la question de l'abolition de l'immutabilité de la Loi, alors que les querelles éclataient et s'envenimaient jusqu' à produire cette mission qui date depuis des siècles, jamais[10] il n'y eut entre eux des divergences d'idées sur les aspirations universelles qui leur étaient communes, sur le devoir d'évangéliser les nations et de les amener au culte du vrai Dieu. Sans cette croyance fondamentale et familière aux uns comme aux autres, tout est mystère et contradiction dans l'histoire des premiers siècles du christianisme; avec elle au contraire, tout devient intelligible et logique dans la succession des événements.

Qui donc d'ailleurs l'a jamais mise en doute? La science, bien loin de le faire cherche uniquement dans le judaïsme les antécédents de la religion chrétienne. On peut, durant les diverses périodes de son développement, admettre tel emprunt fait à des sources étrangères telle influence nouvelle dans la formation de ses dogmes, mais quant aux conditions mêmes de sa naissance, on ne saurait, de l'aveu des critiques, les trouver ailleurs que dans l'hébraïsme. Les diverses orthodoxies chrétiennes sont pareillement unanimes sur ce point. Pour elles, comme pour la science indépendante, le christianisme est le légitime héritier de la religion d' Israël: c'est son idéal qu'il s'est efforcé d'atteindre, ce sont ses promesses de vocation des Gentils qu'il a voulu réaliser, c'est son Messie, son messianisme qu'il a prétendu apporter aux nations. Voilà un fait sur lequel tout le monde est d'accord.

Après avoir ainsi précisé notre pensée, abordons maintenant l'examen des questions que nous nous posions tout à l'heure; voyons si le judaïsme, comme les religions issues de lui, a fait ses preuves et s'il les a faites comme étant ou possédant la religion universelle. Ce n'est point du mosaïsme, en tant que loi sacerdotale propre à Israël, que nous avons à nous occuper ici. Certes, nul ne contestera que cette religion là a bien fait ses preuves et dans quelles conditions vraiment extraordinaires! Son étonnante vitalité, sa sève inépuisable, sa force de résistance, d'abord contre les Juifs eux‑mêmes, peuple rebelle s'il en fut, et qu'elle est parvenue pourtant à plier à son joug au point d'en faire un peuple de martyrs, puis contre le monde entier ligué au cours des siècles pour l'exterminer, tout nous donne lieu de croire qu'une telle religion avait une raison d' être et un grand but à atteindre, autrement il serait insensé de parler encore d'une philosophie de l'histoire. Mais c'est cette religion universelle, dont l' hébraïsme gardait le dépôt sacré, que nous devons étudier ici plus particulièrement pour rechercher si vraiment elle a déjà donné au monde tout ce que, d'après ses principes, on était en droit d'en attendre.[11]

Chapitre V

L'insuffisance et la disparition progressive des divers polythéismes anciens et modernes ne prouvent rien contre la valeur qu'on peut encore attribuer pour l'avenir à la religion hébraïque, car entre elle et les divers cultes païens il n'y a aucun point de contact; L'opposition est au contraire absolue et jamais un culte de cette nature ne s'est présenté comme le successeur légitime du judaïsme. Cette chute du polythéisme apparait même comme l'accomplissement des promesses des Prophètes, comme une préparation du règne messianique qu' ils ont annoncé.

Mais en face des deux grandes religions auxquelles il a donné naissance, la situation de l' hébraïsme est bien différente. Elles ont prétendu toutes deux réaliser l'idéal des voyants d'Israël et comme ni l'une ni l'autre ne se trouve aujourd'hui d'accord ni avec la science, ni avec la conscience moderne, on pourrait croire que l'arrêt de condamnation qui les frappe implique aussi l'incapacité définitive du judaïsme lui‑même, en sorte que c'en aurait fait des religions bibliques sous tous leurs aspects. Non seulement ces deux formes du messianisme juif auraient épuisé l'idéal hébraïque, mais comme on suppose généralement qu'elles constituaient sur lui un remarquable progrès, leur insuffisance une fois démontrée entraine‑ rait à plus forte raison l'irrémédiable déchéance de la religion mère: puisqu'elle leur était inférieure. Nous espérons établir par cet ouvrage, si Dieu nous vient en aide, ce qu'il faut penser de cette condamnation. Nous venons si l'hébraïsme n'a plus rien à apprendre à l'humanité qui a tout appris de lui, mais dès maintenant quelques considérations générales nous paraissent nécessaires.

Et d'abord, de qui tient‑on ce prétendu idéal hébraïque qu'on prétend aujourd'hui convaincu d'impuissance? A part quelques très rares et récentes exceptions, on ne sait de l'hébraïsme que ce que le christianisme et l'islamisme en ont fait connaître; ce sont ces deux religions qui l'ont présenté au monde et c'est d'après l'image qu'elles en ont donnée qu'on l'a jugé tantôt admirable, tantôt digne de mépris. On peut dire que l'image a été exacte ou douter de sa fidélité. Toujours est il que le judaïsme n'est entré à aucun moment en contact immédiat avec l'humanité; sauf une [12] période, d'ailleurs très remarquable, de prosélytisme actif dans le siècle qui précéda l'apparition du christianisme, il n'eut jamais l'occasion de se révéler directement au monde et d'entreprendre lui‑même, sans intermédiaire plus on moins fidèle, la réalisation de son véritable idéal.

De fait, l'exactitude de l'image que le christianisme et l'islamisme ont donnée du messianisme d'Israël n'est rien moins que prouvée; elle n'est même nullement probable. Il faudrait reconnaître avant tout une origine divine à l'une et l'autre de ces religions pour admettre que l'hébraïsme ait pu parvenir sans altération aux fidèles des deux Eglises. Sans un éclatant miracle cela est en effet de toute impossibilité. Qu'on se représente la Synagogue juive à la naissance du christianisme, avec ses Ecritures, ses traditions, ses nombreuses et savantes écoles et ses docteurs qui remontant, par une chaîne ininterrompue, jusqu'aux prophètes de la Captivité babylonienne et même, s'il faut les en croire, jusqu'au Sinaï. Depuis de longs siècles, ils ne font qu'étudier nuit et jour, propager et appliquer la doctrine de la Thora. Un home surgit tout à coup; il s'appelle Jésus. Est un Dieu? Est‑ce un homme? S'il est Dieu, tout est dit; car il en saura évidemment davantage que tous les docteurs de tous les âges sur la nature de la vraie religion. Mais si Jésus était Dieu, sommes‑nous sûrs pour cela que l'idée qu'on s'est faite dans son Eglise du messianisme, prêché par lui soit celle qu'il en avait lui‑même? Pour le croire, il faudrait que l'infaillibilité du fondateur du christianisme eût été accordée à ses successeurs immédiats et aux successeurs de ses successeurs jusqu'à nos jours, car ces Juifs ignorants, étrangers aux foyers de la doctrine hébraïque, tels qu'on nous dépeint les apôtres et les hommes de la première génération chrétienne, ne pouvaient, sans une assistance céleste toute particulière, conserver l'idéal d' Israël et l'interpréter exactement sans s'en écarter jamais. Il est logique d'admettre, comme le fait précisément l'Eglise catholique romaine, la plus conséquente de toutes les Eglises chrétiennes, qu'une institution divine doit demeurer préservée de toute erreur, que Dieu ne se borne plus à parler mais qu'il doit assurer la conservation invariable de sa parole. Mais qu'on y prenne garde. Si ce principe est vrai, il faut commencer par le reconnaître pour le judaïsme lui‑même; il faut croire que la voix du Sinaï ne pouvait manquer de retentir d'âge en âge et que Dieu a garanti à la religion israélite cette infaillibilité, cette assistance[13] surnaturelle que l'Eglise romaine juge nécessaire de s'attribuer aujourd'hui.

Si au contraire Jésus n'était qu'un homme, comme le pensent non seulement toutes les autres religions et tous les rationalistes, mais encore les Eglises chrétiennes, si nombreuses de nos jours, pour lesquelles la divinité du héro des Evangiles a cessé d'être un dogme, est‑il raisonnable de supposer qu'en jugeant le christianisme on juge du même coup l'hébraïsme et que celui ci a été si parfaitement compris et si fidèlement représenté au cours des siècles par la religion chrétienne que la chute de celle‑ci entraine inévitablement la déchéance de celle qui lui a donné naissance! Quoi! sans aucun miracle, sans intervention directe de Dieu, un jeune homme médiocrement instruit peut il s'arroger le droit de parler au nom d'une très ancienne nation en pleine possession de ses monuments scripturaires et de ses traditions? Bien plus, peut‑il contredire ses enseignements les plus formulés et malgré les solennelles protestations de tout un peuple prétendre être cru sur parole? Et lorsqu'il s'agit de connaître la vraie nature du judaïsme, le bon sens permet‑il d'admettre que les successeurs du jeune novateur, pour la plupart d'origine païenne, soient préférés aux représentants authentiques de l'antique religion? Et si le monde finit par trouver, à tort ou à raison, que les progrès de l'intelligence humaine ont dépassé sur certains points l'idéal chrétien, est‑il juste d'englober celui d'Israël dans le même arrêt de condamnation? L'équité la plus élémentaire comme la simple logique, le respect pour la vérité et l'intérêt même de notre avenir religieux s'opposant formellement à une telle confusion.

Quel est donc cet hébraïsme qu'on a cru posséder et connaître à fond pendant des siècles, en sorte qu'on n'en saurait plus rien apprendre de nouveau? Ce n'est qu'un hébraïsme de seconde main, découronné, arraché à la source même de sa vie et exposé de la façon la plus inexpérimentée et sans le moindre ménagement à l'action profondément modifiante et délétère de préjugés, de doctrines et de civilisations qui n'avaient rien de commun avec lui. N'est‑il pas plus que douteux que dans de telles conditions l'essai de réalisation du messianisme juif ait pu s'effectuer d'une manière complète et satisfaisante? En vérité, une religion ne vaut que par ce quelle proclame lui‑même et non par ce que d'autres prêchent en son nom. Il ne suffit pas de dire: Voilà le messianisme annoncé par les prophètes d'Israël; il faut examiner s'il a été bien compris,[14] bien interprété et surtout enseigné et appliqué avec une scrupuleuse exactitude. Vienne le jour où l'humanité commence à s'apercevoir que ce prétendu messianisme ne répond plus à l'idée qu'elle se forme d'une institution divine, que doit‑elle faire? Peut‑elle sans injustice rejeter, les yeux fermés, le véritable hébraïsme, sous prétexte qu'on lui a présenté jadis comme le réalisant une religion qui se trouve aujourd'hui en contradiction avec ses croyances les plus fondamentales et ses plus chères aspirations? Non certes; son devoir comme son intérêt, c'est de remonter aux sources et de prendre directement connaissance des textes et des traditions israélites qui concernent le règne messianique, la religion universelle promise aux nations; c'est d'étudier jusqu' à quel point l'idéal de l'humanité, d'après le judaïsme, le christianisme véritable, a été atteint par ceux qui se sont arrogé ses titres, ses droits et sa mission.

Si cet examen impartial démontre que la religion chrétienne a pleinement réalisé le messianisme d'Israël, ce sera le cas de condamner celui‑ci et de rejeter la Bible comme une source définitivement épuisée. Mais si l'on découvre au contraire, entre l'hébraïsme et les essais d'universalisation qui en ont été faits, une différence telle que l'on puisse continuer à croire à la valeur propre de la Révélation mosaïque et de son idéal messianique, s'il est même possible de rester chrétien, dans la plus large acception du mot, sans abdiquer pour cela la qualité d'homme raisonnable et de citoyen, quel bonheur inespéré! quelle perspective pour l'avenir religieux de l'humanité! et par conséquent quel coupable aveuglement que de négliger cette chance de salut et de condamner le judaïsme sans l'avoir jamais écouté!

Chapitre VI.

C'est pour faire entendre dans la crise présente la voix d'Israël, que ce livre a été écrit. Pour atteindre notre but, une double démonstration s'impose à nous, car nous nous adressons à la fois aux rationalistes et aux messianistes ou chrétiens des diverses Eglises. Aux premiers, trop enclins à dénier au judaïsme tout caractère d'universalisme, nous avons à prouver que cette religion est tout autre chose qu'un culte particulariste ou national comme ceux dont l'antiquité nous offre tant d'exemples, qu'elle constitue au[15] contraire une exception frappante et que cette dérogation aux lois de l'histoire est à elle seule une preuve en faveur de la révélation, c'est à dire de l'origine supérieure de la religion d'Israël et, par conséquent de sa valeur et de son rôle spécial dans les destinées de l'humanité, Aux seconds, nous aurons à exposer cette loi noachide, ou universelle que le judaïsme a précieusement conservée et qui a été le point de départ et la force impulsive de la prédication chrétienne dans le monde; nous leur montrerons quelle est la véritable conception juive de l'homme, des peuples et de l'humanité organisée en un tout harmonique. Les uns et les autres ne peuvent que gagner à cette étude; ils reconnaîtront, nous en avons le ferme espoir, que l'hébraïsme, auquel l'humanité jadis a déjà fait appel, lui offre aujourd'hui encore une ancre de salut.

On ne saurait contester que lorsqu'une forme religieuse a fait son temps, c'est encore à elle cependant qu'il faut recourir, pour chercher à établir, sur quelque terrain inexploré et à l'aide de quelque germe préexistant, la forme qui doit lui succéder. Les religions dites naturelles ou purement rationnelles n'ont pas de prise profonde sur l'âme humaine. Il y a une loi de continuité à laquelle on ne peut se soustraire et les innovations ne naissent viables qu'autant qu'elles ont été longuement préparées au sein du précédentes institutions. Par conséquent, la religion de l'avenir doit avoir sa base dans quelque religion positive et traditionnelle, investie du mystérieux prestige de l'antiquité. Or, de toutes les religions anciennes, le judaïsme est la seule qui déclare posséder un idéal religieux pour l'humanité tout entière et, par un privilège exceptionnel, il a déjà donné naissance aux deux grandes religions qui se partagent actuellement la monde civilisé et qui croient avoir pour elles l'avenir. La transformation à opérer sera donc d'autant plus facile et plus naturelle qu'il s'agit en réalité de l'idéal que le christianisme et l'islamisme ont cherché à faire prévaloir. Seulement leur œuvre n'est qu'une copie qui doit être mise en face de l'original; partout où elle se trouvera infidèle, partout où elle aura péché soit par excès, soit par défaut, partout enfin où il sera établi que des idées étrangères ont réussi à s'introduire, la notification s'imposera, d'lui‑même. Il ne s'agit ni de démolition, ni de révolution religieuse, ni de reconstruction à nouveau; il ne doit y avoir ni déchirement, ni solution de continuité; le christianisme sera toujours ce qu'il prétend être: le messianisme, seulement, dans toutes ses parties défectueuse, il se sera réformé.[16]

Tous ceux que préoccupe l'avenir de l'humanité rêvent pour elle une religion qui respecte pleinement et les besoins de la foi et les principes essentiels de la raison moderne, mais ils comprennent aussi la nécessité de rattacher cette religion au passé et de maintenir les anciennes croyances dans tout ce qu'elles ont de compatible avec ces mêmes principes. « Il est naturel, dit Hartmann, que ces efforts se rattachent aux religions traditionnelles, soit parce que ce serait une entreprise hasardée et inexécutable de tout recommencer, soit parce que l'idée de lacontinuité historique s'est imposée à la conscience moderne comme celle d'un bien inappréciable, impossible à remplacer et tel que, pour le conserver, aucune concession admissible ne doit paraître excessive » [17]

Mais comme les diverses tentatives de conciliation entre la raison, la civilisation et la foi paraissent pâles auprès du rayon de lumière qui brille à l'horizon, dès que l'on se tourne du côté de l'idéal hébraïque! Les combinaisons artificielles, les synthèses compliquées qu'on imagine, loin de pouvoir satisfaire les besoins de l'humanité, apparaissent plutôt comme un indice d'extrême épuisement religieux; tout est arbitraire, décousu, hétérogène, sans prestige ni autorité même sur la conscience de ceux qui inventent ces systèmes. Avec la doctrine hébraïque au contraire, qui forme un tout parfaitement homogène et qui présente avec les deux plus grandes religions existantes toute l'affinité désirable, puisqu'elle en est la mère incontestée, c'est la religion la plus ancienne qui va devenir la plus nouvelle; c'est de la source d' où a jailli déjà tant d'eau fécondante qu'un nouveau jet bienfaisant va sortir.

Et d'ailleurs en face du christianisme et de l'islamisme, du premier surtout avec sa durée de dix‑neuf siècles, sa chaîne ininterrompue d'apôtres, de pères, de docteurs, avec sa majestueuse hiérarchie, son origine prétendue divine et son infaillibilité, il faut bien convenir que toute religion si raisonnable, si philosophique, si morale soit‑elle, fera toujours pauvre figure tant que ses fondements ne reposeront que sur la seule raison. Pour rivaliser avec ces cultes puissants, il faut autre chose que des créations individuelles plus on moins ingénieuses. A des religions si anciennes, il en faut pouvoir opposer une autre d'une durée plus respectable encore. En face de leur longue et vénérable tradition et des preuves d'origine surnaturelle qu'elles allèguent, il s'agit de produire une[18] autre tradition plus antique et plus auguste et des titres plus authentiquement divins. Enfin, pour remplacer une autorité qui se déclare infaillible et qui ne se constitue que l'an un de l'ère chrétienne on de l'hégire en infligeant, par une singulière contradiction, un démenti au principe même dont elle se réclame, on doit chercher une autre infaillibilité bien plus sérieuse qui, commencée avec l'histoire, de l'homme sur la terre, ne finira qu'avec lui. Or, nous le demandons encore à tous ceux qu' intéressent les besoins religieux de l'humanité, existe‑t‑il en dehors du judaïsme, non dans sa partie ethnique, mais dans ce qu'il a d'universel, une autre religion qui soit en état de répondre à ces conditions, sans lesquelles on ne saurait rien constituer de solide et de durable?

Chapitre VII.

Et maintenant nous nous tournons vers les fils des deux grands messianismes, chrétien et musulman. C'est aux chrétiens en particulier que nous voudrions adresser une franche respectueuse parole et Dieu sait si c'est avec la crainte dans le cœur que nos avances ne soient prises pour de l'hypocrisie. Non! nul homme impartial et raisonnable ne peut s'empêcher de reconnaître et d'apprécier comme il convient la haute valeur de ces deux grandes religions et plus spécialement du christianisme. Il n'est pas de juif digne de ce nom qui ne se réjouisse de la grande transformation opérée par elles dans un monde que souillaient autrefois tant d'erreurs et de misères morales. On ne saurait entendre les noms les plus augustes et les plus chers du judaïsme, les échos de ses livres sacrés, le souvenir de ses grands évènements, ses hymnes et ses prophéties sur la bouche de tant de millions d'anciens païens de toute race réunis pour adorer le Dieu d'Israël dans les églises et, dans les mosquées, sans se sentir pénétré d'une légitime fierté, de reconnaissance et d'amour envers le Dieu qui a opéré de si grande miracles. Quant à nous, il ne nous est jamais arrivé d'entendre sur les lèvres d'un prêtre les psaumes de David sans éprouver de tels sentiments. Jamais la lecture de certains passages des Evangiles ne nous a laissé froid; la simplicité, la grandeur, la tendresse infinie que respirent ces pages nous bouleversaient jusqu'au fond de l'âme; des larmes involontaires coulaient de nos yeux et nous eussions été facilement gagné par le charme[19] de ce livre, si une grâce particulière ne nous avait fait triompher de la grâce lui‑même et si nous n'avions été familiarisé depuis longtemps avec ces émotions par les écrits de nos docteurs, par l'Haggada surtout dont l'Evangile s'est qu'un feuillet détaché et qui, avec lui et sans lui, a conquis et conquerra le monde comme l'a dit Renan.

Nous nous abandonnions alors d'autant plus librement à ces douces impressions que nous avions conscience de rentrer dans un domaine qui nous appartient, de jouir ainsi de notre propre bien et d'être d'autant plus juif que nous rendions mieux justice au christianisme. Et nous disions alors: qu'importe, que les passions humaines se soient conjurées ici comme partout pour accomplir leur œuvre néfaste! qu'importe qu'entre juifs et chrétiens la haine et les préjugés, les faiblesses et les crimes aient creusé un abîme de séparation! les deux religions elles mêmes sont et resteront sœurs. Les croyances et les aspirations de l'âme ne connaissent pas ces aveugles répulsions et si elles sont au fond unies et solidaires, nulle puissance au monde ne les pourrait séparer définitivement; bien au contraire, elles sauront, au moment voulu, rapprocher les intelligences elles‑mêmes, afin que, dans la sereine contemplation de la vérité historique et dogmatique, elles reconnaissent leur parenté originelle et, par une alliance raisonnable, se remettent à travailler en commun à l'accomplissement de leurs grandes destinées.

Pourquoi cet espoir ne se réaliserait‑il point? Pourquoi le judaïsme et le christianisme n'uniraient‑ils pas leurs efforts en vue de l'avenir religieux de l'humanité? Pourquoi le christianisme éprouverait‑il une difficulté à s'entendre avec cette religion dont il est issu, dont il reconnaît la vérité fondamentale et qui possède, à un plus haut degré que lui, toutes les qualités dont il est si fier : l'antiquité, la continuité historique, l'autorité et la vitalité? Qu'il dédaigne de s'abaisser à des transactions avec l'esprit du siècle, qu'il se fasse un point d'honneur de ne pas céder aux sommations de la sagesse humaine, cela se comprend. Mais qu'y aurait‑il d'humiliant pour lui à condescendre à de franches explications avec le judaïsme dans le but de redresser des erreurs dogmatiques et de dissiper de funestes malentendus? L'Eglise catholique n'a‑t'elle pas fait maintes fois à d'obscurs hérésiarques l'honneur de discuter avec eux dans ses conciles? Et si de ces délibérations avec la religion‑mère pouvait sortir un christianisme[20] qui conserverait son caractère d'autorité divine, que dis‑je? un christianisme d'autant plus orthodoxe qu'il se serait retrempé dans une orthodoxie plus ancienne que lui, mais qui satisferait, comme nous le croyons fermement, mieux que les Eglises chrétiennes actuelles, les besoins des esprits et qui serait mieux en état de parer aux périls de l'avenir, quel heureux présage n'en pourrait‑on pas concevoir pour l'humanité! Quelle solution aussi simple qu'admirable du grand problème religieux!

Si nous parlons particulièrement du christianisme, c'est qu'il représente une partie considérable de l'humanité. Professé par les nations les plus civilisées, il est une des plus savantes religions. Il a été la première à vouloir incarner parmi les gentils l'idéal des prophètes et il tend encore à se répandre de plus en plus. C'est donc à lui qu'appartient l'honneur du principal essai de religion universelle, comme c'est à lui aussi qu'incombe la responsabilité de l'échec.

Chapitre VIII.

Mais, nous objectera‑t'on le christianisme est si loin de vouloir chercher force et lumière dans l'antique religion hébraïque, qu'il ne reconnait même plus à celle ci le droit d'exister. N'a t il pas érigé en principe, dès les premiers siècles, l'abolition de la Loi? N'a‑t il pas commencé par prononcer avant tout la condamnation et la déchéance d'Israël? Ce n'est malheureusement que trop vrai. Aussi estimons nous que c'est là précisément le premier point à éclaircir.

Reportons nous par la pensée aux premiers jours du christianisme pour en refaire brièvement l'histoire. Pour des causes qu'il serait trop long d'exposer, il n'y eut à cette époque, sur la question de la loi, que deux tendances en présence. La plus ancienne est celle qui voulait rendre la loi mosaïque obligatoire pour les gentils au même titre que pour les juifs de naissance. L'autre, de date postérieure, et qui a finalement prévalu, en proclamait l'abolition indistinctement pour les uns et pour les autres. L'idée dominante, dans l'une comme dans l'autre de ces tendances opposées, était que le judaïsme devait donner au monde la religion universelle, soit que la loi particulière des juifs dût s'appliquer à tous, soit que l'on eût à tirer de ce statut aboli dans son ensemble là nouvelle[21] loi commune aux juifs et aux gentils. On s'accordait des deux côtés à reconnaître qu'il ne devait exister aucune opposition entre l'ancien et le nouveau culte et qu'en somme hébraïsme et messianisme étaient une seule et même religion. Il y ont bien entre ces deux tendances extrêmes un moyen terme proposé par Paul comme expédient transitoire et qui consistait à, tolérer provisoirement les rites juifs désormais dénués de toute valeur et de toute efficacité, mais il était si inconséquent et sa durée fut si courte qu'il ne mérite pas que nous nous y arrêtions davantage.

Des deux solutions indiquées plus haut, c'est donc l'abolition de la loi pour tout le monde qui s'est imposée malgré les protestations légitimes qu'elle soulevait. Pour apprécier convenablement ce fait capital, Il faut l'étudier en lui‑même et dans ses conséquences.

Demandons‑nous tout d'abord si entre le judaïsme et le christianisme, entre le culte ethnique des israélites et le culte des gentils, entre la loi mosaïque et la loi noachide ou universelle, il n'y avait pas d'union possible sans l'une ou l'autre de ces deux solutions. La pensée hébraïque n'avait elle pas conçu d'autres rapports normaux entre le mosaïsme et le messianisme? Le premier devait‑il devenir universel aux temps messianiques, on bien devait‑il faire place à la loi dite noachide, s'appliquant à tous les hommes en dehors d'Israël, à laquelle les juifs eux mêmes se seraient désormais trouvés soumis? Ni l'un ni l'autre des systèmes mis en avant par les deux grandes écoles de Jacques et de Paul ne répondait à l'idéal hébraïque. Les païens ne devaient pas être tenus à l'observation de la loi mosaïque comme Jacques l'aurait voulu, et Paul était dans le vrai en le combattant. Les juifs ne devaient pas non plus abandonner leur religion comme le demandait Paul, et Jacques avait parfaitement raison de ne les en point dispenser. Ces esprits, qui ne brillaient pas précisément par leur connaissance des doctrines juives, avaient donc à la fois tort et raison respectivement. Il leur manquait à tous deux d'avoir approfondi davantage la véritable conception hébraïque du règne messianique.

Quelle était donc cette conception? Le présent ouvrage l'établira, nous l'espérons, d'une manière complète. Pour l'hébraïsme, le monde est comme une grande famille où le père vit en contact immédiat avec ses enfants qui sont les différentes nations de la terre. Parmi ces enfants, il y a un premier né qui, conformément aux anciennes institutions, était le prêtre de La famille, chargé de[22] faire exécuter les ordres du père et de le remplacer en son absence. C'était lui qui administrait les choses sacrées, qui officiait, enseignait, bénissait, et en reconnaissance de ces services, il recevait une double part dans l'héritage paternel et la consécration ou imposition des mains, sorte d'investiture religieuse que le père accordait parfois, à la place du premier né, à celui d'entre les fils qu'il en jugeait plus digne. Telle est la conception juive du monde. Au ciel un seul Dieu, père commun de tous les hommes, et sur la terre une famille de peuples parmi lesquels Israël est le premier né, chargé d'enseigner et d'administrer la vraie religion de l'humanité dont il est le prêtre. Cette religion est la loi de Noé: c'est celle que le genre humain embrassera aux jours du Messie et qu'Israël a la mission de conserver et de faire prévaloir à son heure. Mais comme peuple‑prêtre, comme nation consacrée à la vie purement religieuse, Israël a des devoirs spéciaux, des obligations particulières qui sont comme une sorte de loi monastique, de règle claustrale, de constitution ecclésiastique qui lui reste personnelle en raison de ses hautes fonctions.

Quelle était donc la ligne toute tracée qu'auraient dû suivre les premiers chrétiens? C'était de s'en tenir strictement à la conception juive: la loi de Moïse pour les juifs, la loi noachide pour les gentils. Au lieu de cela, qu'est‑il arrivé? Soit par suite de l'ignorance des apôtres que l'on s'accorde à reconnaître comme dénuée de toute culture, soit par l'effet de la surexcitation des passions, soit enfin que cette loi noachide, qui n'avait jamais encore reçu d'application générale, fût à peu près inconnue, on ne prêcha que les deux solutions extrêmes, c'est‑à‑dire d'un côté, la suppression pure et simple de la loi mosaïque et de l'autre, la soumission de tous à cette même loi. On ne distingue que bien rarement, comme par exemple dans deux passages du livre des Actes (XV, 19,20 et XXI, 25), une faible trace du véritable système hébraïque à travers toutes les discussions et les divisions religieuses de cette époque.

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner au point de théologique la question de l'abolition générale du mosaïsme qui a prévalu dans les idées chrétiennes, ni d'étudier les conséquences fâcheuses qui résultèrent pour le christianisme lui‑même de la suppression d'une loi où la partie cérémonielle dont on pensait s'affranchir uniquement, était tout à fait inséparable de la partie morale et doctrinale. Les sectes qui, par leurs excès, ne tardèrent pas à scandaliser L'Eglise, les erreurs grossières dans lesquelles tomba la foi populaire,[23] les discordes qui déchirèrent et ensanglantèrent le monde chrétien sur la question de la foi et des œuvres, sur l'efficacité de la grâce et de la rédemption, sur le libre arbitre et le serf arbitre, les obscurités que présentent aujourd'hui encore les dogmes du christianisme, sont là pour attester que s'il est permis aux hommes d'être illogiques, les lois de l'histoire ont au contraire une logique intrinsèque et qu'avec les observances rituéliques, la morale et la doctrine même de la Bible devaient fatalement tomber du même coup.

Il était inévitable aussi qu'Israël disparût du nombre des nations et son sacerdoce avec lui. Or, si le judaïsme avait pris au sérieux la condamnation prononcée, l'humanité trouverait aujourd'hui tarie la source d'où le christianisme est sorti; L'arbre qui a produit tant de fruits et dont la sève en promettait tant d'autres encore aurait été déraciné et il serait impossible de vérifier maintenant la provenance et la qualité des rejetons que l'on prétend lui attribuer. Le monde serait actuellement obligé de choisir, sans autre alternative possible, entre le catholicisme romain, la forme la plus logique du christianisme, et la libre pensée.

Nous nous occuperons plus tard des objections des rationalistes qui nous disent que si le christianisme a fait son temps, le judaïsme, qui lui a donné naissance et sur lequel il réalisait un progrès, est à bien plus forte raison une forme périmée et que d'ailleurs, comme religion sémitique, il est incompatible avec le génie et les tendances des peuples aryens. C'est aux chrétiens que nous nous adressons présentement et nous les conjurons d'examiner, sérieuse‑ ment si le judaïsme n'a pas eu raison de ne point, souscrire à l'arrêt de condamnation porté contre lui. Une flagrante contradiction se révèle, en effet dans les discussions des premiers siècles sur la rejection d'Israël. D'un côté, on affirme que le christianisme est fondé sur le judaïsme; toutes les voix de l'Eglise s'accordent pour dire que ce sont les promesses des prophètes qui se sont réalisées dans le christianisme et par son moyen. Or qu'est ce que les prophéties annonçaient? Qu' Israël, gardien du messianisme, serait, lors de son avènement, considéré par les Gentils convertis comme prêtre de l'humanité et que son individualité comme peuple de Dieu serait d'autant plus assurée que la vérité de sa mission serait généralement reconnue. D'un autre côté, on prétend que si les païens sont entrés dans[24] L'Eglise, c'est que les péchés des juifs ont obligé Dieu à les rejeter et à transférer ses prédilections à un nouvel Israël recruté parmi les Gentils. Quelle idée mesquine du messianisme! Comme si le règne de Dieu qu'il devait inaugurer pouvait consister dans la substitution d'un Israël à un autre Israël, d'un peuple privilégié à un autre peuple privilégié! Comme si au contraire les promesses messianiques n'étaient pas attachées indissolublement à la reconnaissance du sacerdoce israélite!

Sans doute les circonstances expliquent dans une certaine mesure cette erreur. Israël refusant d'adhérer aux idées nouvelles et de jouer un rôle dans la religion universelle que l'on organisait, la physionomie du messianisme hébraïque privé de l'un de ses deux facteurs se trouva complètement altérée et au lieu d'une humanité convertie à la voix du peuple élu, on imagina un nouveau peuple de Dieu substitué à l'ancien. Mais le refus qu'opposait Israël aux avances chrétiennes aurait au moins dû faire entrevoir que la religion nouvelle ne remplissait peut être pas les conditions du véritable messianisme. Tous les juifs sans exception pouvaient‑ils donc se tromper à l'exception de douze pêcheurs dont on vente la complète ignorance? S'il en était ainsi, les fondements de toute révélation et par conséquent aussi du christianisme et du catholicisme s'écrouleraient irrémédiablement, car à quoi bon une révélation, si Dieu n'en garantissait, par la suite, la conservation chez ceux qu'il en a une fois constitués dépositaires et, s'il n'exerçait pas dans l'ordre moral cette Providence qui, malgré la présence des forces destructrices tend sans cesse au maintien de l'harmonie dans l'ordre de la nature? En effet, la croyance à une assistance spéciale de Dieu pour la préservation de la vérité religieuse chez le peuple à qui il l'a confiée, se confond, il ne faut pas l'oubIier, avec la foi à la Providence en général et au progrès humain en particulier.

Chapitre IX.

Si maintenant nous considérons l'hébraïsme comme institution, demandons‑nous encore s'il a eu raison de s'obstiner à vivre de sa vie propre, bien qu'on le proclamât irrévocablement déchu. Le seul fait d'avoir si longtemps subsisté ne lui donne‑t‑il pas raison. Les religions comme les nations ne vivent que si leur existence a une raison d'être et la vie du judaïsme durant ces dix neuf [25] siècles n'a été ni moins puissante, ni moins active, ni moins féconde qu'auparavant. Comment expliquer un tel phénomène, si cette religion n'avait plus de mission à remplir? Comment admettre dans l'univers, où il n'y a rien d'inutile, une superfluité si étonnante? Accepterons‑nous l'explication qu'en donne parfois l'orthodoxie chrétienne, celle d'un châtiment infligé aux juifs pour leur endurcissement? Mais ce serait offenser la Providence et s'exposer à un démenti que la civilisation grâce à Dieu, ne chargerait de nous infliger. Prolonger l'existence uniquement en vue de prolonger la souffrance, voilà qui est indigne de Dieu comme de l'homme.

Souscrirons‑nous à l'autre hypothèse un peu plus humaine, d'après laquelle les juifs auraient été providentiellement conservés comme témoins de la vérité du christianisme? La preuve serait bien insuffisante, car l'existence d'Israël n'empêche pas une critique audacieuse de mettre en doute les grande événements de l'histoire juive qui servant de fondement à la religion chrétienne et l'on peut se demander d'ailleurs si la disparition définitive des israélites rebelles n'aurait pas mieux établi les prétendues vérités chrétiennes que leur persévérante opposition au cours des siècles. La miraculeuse conservation d'Israël, semblable à un arbre vigoureux que n'ont pu abattre les orages et dont les vents ont disséminé sur toute la surface de la terre les fécondantes semences, demeure donc un insoluble problème, aussi longtemps que l'on s'obstine à déclarer sa religion épuisée et sans avenir. Mais si les religions qui ont voulu la supplanter sont loin de répondre aux aspirations des temps modernes, est‑on certain que le judaïsme ne renferme rien de plus satisfaisant? Ne voit‑on pas qu'il serait contraire à toutes les lois de l'histoire que cette religion, si radicalement différente du paganisme, ait passé tout entière et dans toute sa pureté dans le culte chrétien, qui a remplacé le polythéisme au sein du monde gréco‑romain, et que des païens de naissance aient pu non seulement s'assimiler complètement tout l'idéal hébraïque, mais encore le surpasser? Ce serait également contraire à la loi que Dieu, d'après la conception chrétienne, s'est imposée dans ses communications, au genre humain et selon laquelle il se plie à la capacité des esprits et suit une voie progressive dans le développement de la révélation, loi qui, au début même de l'Eglise chrétienne, n'a cessé de régler la conduite des apôtres, soit dans la position qu'ils prirent vis à vis du judaïsme, soit dans l'enseignement des mystères chrétiens aux païens convertis.[26]

Par la nature même des choses, si l'on tient compte de la gradation inévitable dans toute évolution historique, te christianisme, dans les conditions où il s'est établi devait rester plus ou moins inférieur au judaïsme et c'est à celui‑ci, comme à la religion mère, que les chrétiens devraient avoir recours pour résoudre leurs doutes et trancher leurs difficultés doctrinales. Il y aura en effet toujours plus de ressemblance entre le judaïsme et le christianisme primitif, qu'il n'en peut exister entre celui‑ci et la religion chrétienne telle que les siècles et les mille influences étrangères l'ont définitivement constituée. En un mot, il faut transporter sur le terrain dogmatique la même méthode d'investigation que l'on s'accords à reconnaître si utile et si raisonnable sur le terrain historique et critique et qui consiste à interpréter le christianisme par le judaïsme.

En comparant le christianisme actuel et l'hébraïsme tel que les juifs l'ont conservé, nous avons à démontrer, au triple point de vue du dogme, de la morale et de la loi sociale, qu'il est avantageux, dans l'intérêt de l'humanité, que le judaïsme ait survécu à l'arrêt de condamnation dont on a voulu le frapper. Et pour ne parler présentement que du dogme, est‑il besoin d'étayer de preuves nombreuses l'excellence de la doctrine hébraïque, puisque le christianisme, loin de nier les vérités qu'elle renferme, nous déclare en avoir légitimement hérité?

On prétend parfois, il est vrai, que les mystères chrétiens ont réalisé un progrès dans la vraie connaissance de Dieu. Mais quels que soient les rapports que l'on imagine entre ces mystères et les enseignements de l'ancien hébraïsme, on ne va pas jusqu'à leur attribuer sur ceux‑ci aucune supériorité essentielle. On affirme seulement que les vérités qui préexistaient dans le judaïsme antique n'étaient point généralement connues; mais lors même qu'elles auraient été le privilège d'une élite, elles n'en constitueraient pas moins aujourd'hui, d'après le christianisme lui‑même, le critérium nécessaire pour juger les doctrines qu'il propose. Quant à ceux qui nous parlent de nouvelle révélation, ne voient‑ils pas que si les mystères chrétiens étaient véritablement une nouveauté, toute l'économie de la révélation divine se trouverait bouleversée? Il ne s'agirait plus en effet d'une révélation unique et parfaite sortant, comme la création physique, de la souveraine intelligence de Dieu, mais bien de révélations fragmentaires, successives et par conséquent perfectibles comme les institutions et les sciences humaines.[27]

Ainsi donc, pour être logique, le christianisme lui‑même, au lieu de se considérer comme la religion définitive de l'humanité, devrait s'attendre, dans un délai plus ou moins éloigné, à être remplacé par une autre. Dès l'instant que, dans l'intention de combattre le judaïsme, on abandonne l'idée d'une révélation unique, qui, sans modification fondamentale, se développe au cours des âges, il ne reste plus que l'hypothèse de religions se supplantant l'une l'autre tour à tour aussi longtemps que durera l'évolution de l'humanité. Arrêter à un moment déterminé de l'histoire, au profit d'une forme religieuse quelconque, cette série de révélations, c'est là un système si inconsistant qu'il ne mérite pas un sérieux examen.

Il existe bien une autre théorie beaucoup plus juste et qui tient le milieu entre l'idée d'une seule révélation et celle de révélations successives, mais elle ne sert nullement, comme on le voudrait, la cause de l'abolition de la Loi. C'est le système des germes préexistants, d'après lequel les formes religieuses qui se succèdent ne font que développer de plus en plus parfaitement les principes et les institutions contenus en germe dans la révélation primitive. Ainsi la christianisme n'aurait fait que perfectionner ce qui existait dans l'hébraïsme, sans que l'on soit nullement obligé d'en chercher l'origine dans les dogmes et les pratiques du polythéisme oriental. Mais si la théorie de l'évolution religieuse est vraie en lui‑même, elle n'en est pas moins inapplicable quand il s'agit des rapports entre le christianisme et le judaïsme. Les documents évangéliques nous parlent en effet d'une révélation proprement dite accompagnée de véritables prodiges, ce qui, pour une simple évolution, serait un moyen bien extraordinaire, hors de toute proportion avec le but tracé d'avance par la sagesse divine. D'ailleurs, cette loi de développement ne peut être intermittente; c'est un mouvement continu qui tend à manifester progressivement au dehors ce qui existait d'une manière latente et ce serait faire injure à la Providence que d'exiger à chaque pas, dans cette marche incessante, de nouveaux miracles, comme si la loi une fois tracée ne devait pas recevoir son accomplissement. En outre, ce système exclut un point d'arrêt définitif à un moment quelconque de l'histoire au profit de l'une de ces étapes religieuses que parcourt l'humanité. Et surtout il faut renoncer à toute idée de solution de continuité ou d'antagonisme entre la forme précédente et celle qui lui succède, comme il n'en existe évidemment que trop entre[28] le christianisme actuel et le judaïsme. Dira‑t‑on que cet antagonisme n'est dû qu'à l'aveuglement des Juifs qui n'ont pu voulu reconnaître que le christianisme était une évolution toute naturelle du judaïsme, en sorte qu'ils ont obstinément repoussé le dé‑ veloppement légitime de leur propre religion? Mais il est vraiment inadmissible que le peuple juif, après s'être prêté sans la moindre opposition à toutes les évolutions antérieures au christianisme, se soit montré si complètement réfractaire à cette dernière, qu'il n'y eut chez lui pour l'accepter qu'une infime et obscure minorité. Il suffit d'ailleurs de reprendre la comparaison du germe préexistant, sur laquelle on appuie cette théorie, pour voir combien une pareille supposition serait absurde.

Il est évident en effet que le développement d'un germe ne peut s'opérer d'une manière conforme à sa nature que dans le milieu et à l'aide des circonstances où il a pris naissance, c'est‑à‑dire dans un terrain, sous un climat et grâce à des influences et à une culture homogènes, propres par conséquent à favoriser l'épanouissement de ses qualités spécifiques. Il serait donc souverainement déraisonnable de prétendre que les germes existants dans le judaïsme n'ont pu pousser et grandir au milieu de quelques gens du peuple dont l'ignorance n'est contestée par personne et, plus tard, dans des pays et sous l'action d'influences étrangères antipathiques à la religion d'Israël. Enfin, ce système n'est pas sans danger pour l'apologétique chrétienne qui, pour éviter un écueil, tombe en réalité dans une autre difficulté. Car que fait‑elle lorsque la critique rationaliste prétend chercher dans les religions asiatiques, bouddhisme, brahmanisme, mazdéisme, l'origine des croyances et des pratiques chrétiennes? Elle insiste fortement sur la présence en Palestine à l'époque de Jésus, des mêmes doctrines qui prévalurent ensuite dans l'Eglise et elle en conclut à bon droit que c'est plutôt là que partout ailleurs qu'on doit chercher la racine première du christianisme. S'agit‑il au contraire de rehausser vis à vis du judaïsme la valeur de la religion chrétienne et de justifier celle‑ci? Au risque alors de se contredire, on signale avec complaisance les différences qui la caractérisent et il est bien entendu que sur tous les points ou elle s'écarte de la foi juive, c'est tout Israël qui est dans l'erreur et que seule une douzaine de pêcheurs illettrés ont été en possession de la pleine vérité israélite? Nous demandons si une pareille apologétique tout artificielle ne répugne pas grandement aux règles de la logique et s'il n'ap‑parait[29] pas aux esprits non prévenus que l'édifice religieux qu'elle élève contient un vice initial de structure, qui fait douter avec raison de sa solidité.

Chapitre X.

Pour échapper à cette redoutable alternative de sacrifier la raison à la foi ou d'immoler la foi à la raison, il faut donc reconnaître que le judaïsme providentiellement conservé au cours des siècles a encore quelque chose à enseigner à l'humanité. Entre le Syllabus avec ses anathèmes à toutes les conquêtes de la civilisation et le besoin inassouvi de croyances religieuses, entre les égarements d'une raison orgueilleuse abandonnée à lui‑même et les aspirations jamais satisfaites de l'âme humaine tâtonnant perpétuellement dans le doute comme si Dieu ne s'était point révélé, nous croyons qu'il existe une solution et que seule l'antique religion hébraïque est en état de la fournir. C'est cette conviction qui a inspiré le présent ouvrage.

Deux grands enseignements ressortiront, nous en avons l'espoir, de notre travail. Nous démontrerons, d'une part, contre les allégations de la critique rationaliste, que le judaïsme, loin d'être comme elle le prétend une religion purement ethnique, a un caractère nettement universaliste et qu'il n'a cessé de s'occuper de l'humanité et de ses destinées. D'autre part, nous établirons comment l'idéal que l'hébraïsme s'est formé de l'homme et de l'organisation sociale non seulement n'a jamais été surpassé, mais n'a même été approché que de très loin, et que c'est en acceptant cet idéal, en réformant son christianisme sur ce modèle, que l'humanité pourra, sans renier ses principes les plus chers, avoir une foi raisonnable en Dieu et en sa révélation.

Le problème à résoudre peut donc se formuler ainsi:
«Le judaïsme, comme toutes les anciennes religions, ne concernait‑il que le peuple qui le professait ou bien, contrairement à l'exemple de toute l'antiquité et par une unique et merveilleuse exception, embrassait‑il dans sa conception le genre humain tout entier? »

Ce qui revient à nous demander, si, en dehors de son but particulier et immédiat, le judaïsme a été conçu et organisé en vue de l'intérêt général. Avant d'exposer notre plan, disons d'abord qu'il est facile d'observer quelque chose de semblable, soit dans[30]le monde des nations où chaque peuple a un rôle spécial à remplir, soit dans la société où chaque individu contribue, par son activité personnelle à la prospérité de tous, soit enfin dans l'univers physique dont chacune des parties se trouve coordonnée à l'harmonie de l'ensemble. Mais chaque corps concourt au but général par le jeu normal de ses qualités essentielles, toute nation travaille pour sa part au progrès de l'humanité en développant son propre génie et l'individu lui‑même se rend utile à la société en servant intelligemment son intérêt particulier. Ici, au contraire, nous voyons une organisation mise au service d'une autre, une religion nationale constituée la gardienne d'une autre religion destinée à tous les hommes et à l'intérêt particulier subordonné si complètement à l'intérêt universel qu'Ezéchiel a pu dire que Dieu régnera par force sur les Juifs qui demandaient à être comme tous le peuple de la terre . Il y a là, par conséquent, dans l'ordre spirituel, une sorte d'expropriation pour cause d'utilité publique. Remarquons enfin que, dans les exemples précédents, nations et individus concourent sans le savoir au but éloigné que la nature poursuit en eux et par eux, tandis qu'Israël avait pleinement conscience de sa mission providentielle et humanitaire. Sans doute, il a son existence propre et intérieure, mais il coopère en même temps à la vie universelle, il est l'âme des âmes, comme Dieu, selon le mot d'Aristote, est la pensée de la pensée. Aussi, doué d'une aptitude particulière pour le divin, d'une faculté religieuse que la science moderne reconnaît de plus en plus comme caractéristique de la race sémitique et spécialement de la race juive, il est soumis à des devoirs qui n'incombent qu' à lui seul; il a un culte et des pratiques à l'aspect hiératique, disons même théurgique, qui répondent au côté mystérieux de l'univers. Il remplit de la sorte une fonction indispensable à l'ordre général. Sa vie, encore une fois, est comme celle de l'âme dans laquelle se résout la vie extérieure du corps et qui absorbe et fait monter d'un degré cette vie organique en transformant les forces physiques en forces intellectuelles.

Nous montrerons donc que dans le judaïsme l'universalisme comme but et le particularisme comme moyen ont toujours coexisté et que celui ci est d'autant plus caractérisé que seule une religion très concrète, très positive, très personnelle, pouvait servir de dépositaire et d'organe à une religion universelle. On comprendra qu'Israël devait se replier d'autant plus sur lui‑même, concentrer[31] d'autant mieux au forces que, pour atteindre le but auquel il aspirait, il avait de plus grands obstacles à surmonter.

Mais avant même que nous entrions en matière, la critique rationaliste nous oppose une fin de non recevoir en contestant l'authenticité des monuments bibliques sur lesquels nous avons à appuyer nos démonstrations. On voit de suite quelle importance présente cette question dans une thèse qui tend à prouver les aspirations universalistes du judaïsme, l'intuition qu'il a eue constamment des destinées communes de l'humanité et le but qu'il a invariablement poursuivi, qui a été sa cause première et la raison d'être de toute son histoire. Les rationalistes ne s'en tiennent pas là. Ils nous opposent leur propre interprétation qui contredit perpétuellement les conclusions que nous entendons tirer nous même des écritures, quelles que soient d'ailleurs l'antiquité et l'authenticité des documents sacrés. Ils s'efforcent d'établir que les idées exceptionnelles, que nous présentons comme caractéristiques du judaïsme et qui présupposent raisonnablement une origine exceptionnelle aussi, doivent être niées simplement dans les monuments dont l'autorité ne saurait être mise en doute, ou du moins ra‑menées à une époque beaucoup plus récente chaque fois que l'authenticité des écrits bibliques peut être contestée avec quelque vraisemblance. Mais il n'est pas nécessaire que nous nous engagions dans une discussion à fond sur cette question d'authenticité qui, assurément fort importante, décisive même, quand il s'agit de la révélation proprement dite, n'offre pas le même intérêt capital, lorsqu'on se propose uniquement de rechercher les traces des doctrines universalistes dont nous avons parlé. Il nous suffit que le judaïsme, tel qu'il s'est définitivement constitué, c'est‑à‑dire celui que l'on a coutume de qualifier d'orthodoxe, les ait réellement professées et constamment maintenues dans son enseignement.

Voilà pourquoi nous puiserons indifféremment aux sources bibliques, rabbiniques, voire même kabbalistiques. Comme nous croyons fermement que le judaïsme orthodoxe seul est en état de répondre aux besoins religieux de l'humanité, c'est à lui que nous nous adresserons pour savoir si, de même qu'il entretient incontestablement des aspirations de religion universelle, il possède les moyens nécessaires pour les réaliser. Nous aurons cependant re‑ cours de préférence aux sources dont la légitimité et l'antiquité ne peuvent être contestées sérieusement. D'ailleurs ces idées sont si répandues, si fréquentes dans tous les monuments de l'antiquité[32] hébraïque que si même on croyait en devoir rejeter quelques uns comme datant en réalité d'une époque beaucoup plus récente, cela ne saurait compromettre en aucune façon le résultat définitif auquel nous visons. Quant aux différentes interprétations que l'exégèse moderne nous oppose, nous croyons pouvoir affirmer que rien ne sera négligé, afin que la vérité se fasse jour à travers les mille difficultés amoncelées centre elle.

Nous nous proposons donc dans cet ouvrage de rechercher le caractère universaliste de l'Hébraïsme,

Tout d'abord dans le domaine spéculatif, c'est‑à‑dire dans l'idée que le judaïsme s'est formée:

1.° de Dieu et des dieux;
2.° de l'homme;
3.° des nations;
4.° de l'humanité et de sa fin dernière;

En second lieu, dans le domaine pratique, nous voulons dire dans la conception que l'on s'est faite:

1.° de la loi;
2.° de la révélation primitive;
3.° de la révélation aux Gentils;
4.° de la révélation juive lui‑même, soit en ce qui concerne les lois mosaïques proprement dites, soit pour tout ce qui regarde les lois noachides de la gentilité.

Le plan que nous nous traçons comporte ainsi trois grandes divisions principales:

I. Dieu;
II. L'homme;
III. La Loi.

Dieu et lhomme, voilà les principes du judaïsme, comme de toute religion; le moyen, par lequel s'établissent les rapports entre l'homme et Dieu, c'est la Loi révélée sous son double aspect, juif et universel; l'instrument, c'est Israël; enfin, le but suprême c'est la régénération de l'humanité, le royaume de Dieu.

Chapitre XI.

Essayons maintenant de saisir mieux encore la physionomie de l'hébraïsme dont nous venons d'esquisser, les linéaments. il suffira pour cela d'indiquer en quoi il se distingue des deux grandes[33] religions rivales, le polythéisme et le christianisme, soit dans la doctrine, soit dans la forme ou les procédés.

On peut dire que l'une des plus notables différences qui séparant l'hébraïsme du polythéisme, c'est précisément l'universalisme complètement étranger aux divers cultes païens et qui constitue au contraire le caractère spécial et la mission bien définie de la religion d'Israël. Rien de semblable en effet dans le paganisme; là, l'idée de la Divinité se subdivisait, se morcelait à l'infini. Ce n'étaient partout que dieux locaux, nationaux, domestiques, individuels, dieux des diverses parties de l'âme, de ses facultés, de ses passions, voire même des différents états de santé ou de maladie. Le principe d'unification de cette cohue, innombrable, la conception du point central d'où tout émanait et où tout devait revenir, faisait totalement défaut. Il y avait là quelque chose d'analogue au divin sans Dieu d'une certaine école philosophique moderne on encore aux faits de conscience constituant, au dire de quelques psychologues, la conscience entière, sans qu'il y ait un point, un centre, un moi indivisible auquel tous ces faits aboutissent; toujours des phénomènes sans une substance qui les supporte, des actes sous un sujet dont ils forment la manifestation ou la modification. Cela n'empêche pas d'ailleurs qu'il ne faille reconnaître, même dans le polythéisme, sous l'influence de certaines circonstances, l'unité dominante et que l'idée universaliste n'y reprenne de loin en loin ses droits.

Il n'est pas possible d'énumérer ici tous les cas où, selon nous, le monothéisme et l'universalisme se font jour au sein des cultes païens. Il nous faudrait parler de leurs origines, soit générales, soit locales, des mystères où se conservait leur doctrine secrète, des occasions exceptionnelles où les divinités des diverses nations entrant en contact étaient reconnues comme identiques par leurs adorateurs, et enfin de la conception, qui se rencontre fréquemment dans les mythes polythéistes, d'une Puissance supérieure à tous les dieux. Toujours est‑il que ce qui prévalait partout dans les croyances populaires, c'est la pluralité et l'antagonisme des dieux sans aucune aspiration vers l'unité religieuse.

La différence de forme ou de procédé entre le judaïsme et le polythéisme c'est que la conséquence de celle que nous venons de signaler dans leur fond respectif. L'idée de religion universelle étant étrangère à sa théologie, le polythéisme n'a pas et ne saurait avoir de prosélytisme. Non seulement cette notion lui est inconnue[34] mais elle est même incompatible avec son génie religieux, car c'était précisément un devoir pour chaque peuple, pour chaque contrée ou chaque ville, de rester fidèle à ses divinités particulières. Bien plus, nous ne croyons rien exagérer en disant que si l'on va bien au fond des choses, il ne pouvait même être aucunement question chez les païens d'un devoir universel, où cette conception implique très certainement celle d'une volonté unique, existant au dessus de toutes les différences locales et nationales, d'une Loi universelle, supérieure aux divinités elles‑mêmes et émanant d'une source qui les domine toutes également. Or tout cela révèle incontestablement le Dieu unique, souverain législateur dont l'empire s'étend partout et toujours, sur tous les dieux et sur toutes les nations, en un mot le monothéisme et l'essence même de la doctrine hébraïque. Si le sentiment d'un devoir commun à tous se maintenait chez les païens, c'est uniquement parce que l'erreur ne peut jamais obscurcir complètement la vérité et que la nature impose à l'homme des nécessités inéluctables qu'il ne saurait trans‑ gresser impunément.

Cet attachement exclusif de chaque peuple à ses divinités particulières était si général dans le monde ancien et paraissait si naturel qu'il arrive aux Juifs de le reconnaître formellement lorsqu'ils parlent des païens, et d'employer eux mêmes le langage qui était alors communément accepté: « Comme tous les peuples marchent, chacun au nom de son dieu, nous marcherons, nous, au nom de l'Eternel, notre Dieu, à perpétuité » [35] Bien que ce verset signifie peut être simplement que la fidélité témoignée par les Gentils à leurs fausses divinités était due, à, plus forte raison, par les Israélites au Dieu véritable, il n'en est pas moins vrai que le fait dont nous parlons s'y trouve proclamé expressément.

Il nous reste à dire un mot sur la différence de fond et de forme qui sépare, à ce point de vue spécial, le judaïsme du christianisme.

Sans doute la doctrine d'une religion universelle se retrouve nettement chez l'un comme chez l'autre, mais ils diffèrent toutefois considérablement dans la manière de la concevoir.

Dieu, dans l'hébraïsme, n'est pas seulement le Père de tous les hommes considérés chacun dans son individualité, mais il l'est aussi, et au plus haut degré, de ces agglomérations des individus[36] qu'on appelle les nations et de l'humanité dans son ensemble, envisagée comme un vaste organisme, comme une famille dont les divers peuples sont les membres. Cette dernière idée ne figure dans le christianisme qu'au second plan; elle y apparait plutôt comme un pâle reflet des notions bibliques que comme une conception vivante, féconde et fondamentale, telle qu'elle ressort de tous les monuments du judaïsme dans lesquels, si elle n'efface point l'autre doctrine, elle est du moins, surtout dans les Ecritures, un peu plus accentuée. En un mot, ce qui prévaut dans l'hébraïsme biblique, c'est l'idée d'un Dieu universel des nations, tandis que dans le christianisme au contraire, c'est celle d'un Dieu universel des individus. La conséquence logique de ces aspirations universalistes est, dans le judaïsme comme dans le christianisme, une tendance à se propager, à réaliser dans l'histoire l'unité religieuse qui est le fond même de leurs dogmes, à amener d'une manière ou de l'autre l'humanité à reconnaître cette universalité, caractère essentiel de leurs croyances. Mais ici encore les deux religions s'écartent notablement dans les procédés. Tandis que le judaïsme s'adresse surtout à la raison, c'est plutôt le sentiment que le christianisme cherche à captiver. Le premier tend à constituer non seulement une Eglise composée d'individus gagnés à sa doctrine, mais dans cette Eglise même autant de collectivités, autant de nations que la nature en a formé; le second au contraire n'a pas d'autre souci que celui des âmes à sauver, c'est‑à‑dire des individus seulement.

ce n'est pas tout. Comme il s'applique à convaincre la raison humaine et que, d'autre part, il se fonde sur la base indéfectible d'une nationalité qui se croit investie dans le monde d'une mission providentielle, le prosélytisme juif a toujours été plus ou moins lent, patient, parfois même passif, respectant jusqu'au scrupule non seulement la liberté, mais encore la spontanéité individuelle, préférant que le monde vint à lui gagné par la sublimité de ses doctrines, plutôt que de chercher lui‑même à le convertir. L'attitude du christianisme est toute contraire. Son unique but, c'est le salut des âmes qu'il suppose irrémédiablement perdues tant qu'elles n'ont pu accepté ses enseignements; tous ses efforts sont donc dirigés, non point à conquérir pas à pas la conviction, mais à l'emporter d'un seul coup en faisant surtout appel au sentiment. Et comme l'instrument de sa propagande a été, non pas une famille naturelle indissoluble, c'est‑à‑dire un peuple en possession d'une[37] histoire, d'une tradition, mais nue poignée de fidèles sans passé, sans organisation préétablie, sans racines dans la nation, l'impatience, la passion, la pression et trop souvent même la violence ont été les conséquences naturelles de ce vice originel et les caractères distinctifs du prosélytisme chrétien.

Ces différences, qui séparent si profondément l'hébraïsme du polythéisme d'abord, puis du christianisme lui‑même, correspondent à la double démonstration que nous poursuivons dans cet ouvrage et au double but que nous nous proposons d'atteindre. La Présence de l'idée de religion universelle dans le judaïsme fera ressortir la nature particulière de la foi d'Israël qui la distingue complètement de toutes les croyances du monde ancien et qui constitue en sa faveur une exception si merveilleuse que, pour l'expliquer, il est indispensable de recourir à une cause non moins exceptionnelle, La critique rationaliste se trouve donc en défaut quand elle entreprend d'assujettir à des lois d'évolution identiques les religions polythéistes et l'hébraïsme: telle est notre première démonstration et l'une des conclusions de cette étude. Mais il ne nous suffit pas d'établir l'existence de l'universalisme juif, nous devons encore nous convaincre qu'il est de bon aloi, qu'il évite les défauts des autres, du christianisme par exemple, et que, par suite, il remplit les conditions nécessaires pour le rendre acceptable à la société moderne: ce sera la seconde partie de notre tâche et le second but auquel nous espérons arriver. Pour tout résumer en un mot, il faut voir si le judaïsme a parlé de l'humanité et s'il en a bien parlé.

Que les libres penseurs se rendent bien compte qu'une religion qui répond aux justes exigences de la science et de la civilisation moderne sera toujours le meilleur des rationalismes, non seulement au point de vue philosophique, mais surtout dans la pratique de la vie!

Et puissent les chrétiens ne pas oublier que ce qui parle dans ces pages, c'est l'hébraïsme dont le christianisme est issu et dont ils partagent les croyances et les espérances; que les intérêts de l'un et de l'autre sont ainsi solidaires et qu'en définitive ce sera toujours le christianisme, réformé il est vrai sur son premier modèle, qui sera la religion des peuples gentils!

Et il le sera par le judaïsme lui‑même. La réconciliation rêvée par les premiers chrétiens comme une condition de la parousie ou avènement final de Jésus, le retour des Juifs dans le sein de l'Eglise, sans lequel les diverses communions chrétiennes, qui[38] s'efforcent d'y travailler chacune à sa manière, s'accordent à reconnaître que l'œuvre de la rédemption demeure incomplète, ce retour, disons nous, s'effectuera, non pas, à la vérité, comme on l'a attendu, mais de la seule manière sérieuse, logique et durable, et surtout de la seule façon profitable au genre humain. Ce sera la réunion de l'hébraïsme et des religions qui en sont issues et, selon le mot du dernier des Prophètes, du sceau des Voyants, comme les Docteurs appellent Malachie, le retour du cœur des enfants à leurs pères.[39]

References

  1. Page 3
  2. Page 4
  3. Page 5
  4. Page 6
  5. Page 7
  6. Page 8
  7. Page 9
  8. Page 10
  9. Page 11
  10. Page 12
  11. Page 13
  12. Page 14
  13. Page 15
  14. Page 16
  15. Page 17
  16. Page 18
  17. La religion de l'avenir, trad. Franç. Edit. Alcan, p. 9.
  18. Page 19
  19. Page 20
  20. Page 21
  21. Page 22
  22. Page 23
  23. Page 24
  24. Page 25
  25. Page 26
  26. Page 27
  27. Page 28
  28. Page 29
  29. Page 30
  30. Page 31
  31. Page 32
  32. Page 33
  33. Page 34
  34. Page 35
  35. MICHÉE, IV, 5.
  36. Page 36
  37. Page 37
  38. Page 38
  39. Page 39