Israël et L'Humanité - L'Universalisme chez les Rabbins

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IV.

L'Universalisme chez les rabbins.

A défaut de tout autre texte, les Promesses Messianiques suffiraient, à notre avis, pour prouver les tendances universalistes du judaïsme. La Bible et la Tradition sont d'accord pour prédire qu'une époque viendra où le vrai Dieu sera partout adoré. Les rabbins, qui pourtant auraient eu tant de raisons de douter de la conversion des non-juifs ont donné sur ce point de multiples et remarquables exemples de leur invariable fidélité à l'esprit des Ecritures.

Nous voyons dans le traité Menahot [1] tous les Docteurs tomber d'accord pour enseigner que le vrai Dieu était généralement connu, au moins comme Dieu suprême. D'autres ont dit qu'une ligne de démarcation allant de Tyr à Carthage diviserait la terre en deux parties distinctes relativement à la connaissance de Dieu et de la mission d'Israël. Les rabbins qui s'exprimaient ainsi étaient-ils au courant de ce qui s'enseignait dans les écoles de philosophie des Porphyre, des Macrobe, des Apulée, et en avaient-ils subi plus ou moins l'influence? Nous trouverions alors dans cette concordance entre les docteurs juifs et les philosophes païens une confirmation [2] de notre thèse, comme nous en pouvons relever une dans le témoignage de Paul, disciple de Gamaliel, pharisien et fils de pharisien, comme il se qualifie lui-même, qui, dans son discours à l'Aréopage sur le dieu inconnu, invoque l'autorité d'un auteur païen, Aratus de Cilicie [3]

Il nous serait facile de produire des citations de Maimonide, Kimchi, Schelomo Ibn Gabirol; toutefois c'est plutôt aux anciens rabbins que nous devons en appeler de préférence pour établir les titres de l'hébraïsme. Le Zohar [4] par exemple, dans le commentaire sur le passage de Jérémie que nous avons eu l'occasion de mentionner, peut être cité à l'appui de nos affirmations. Il y aurait lieu de s'étonner si les critiques ne prenaient pas prétexte de cette conformité de doctrine avec les écrivains du Moyen-Age pour ramener à la même époque la date de composition de cet écrit kabbalistique. Mais une telle conclusion est bien arbitraire. Il ne faut pas oublier qu'au dire du Zohar, c'est seulement au temps des Tannaïm que les sages ou philosophes païens proclamèrent l'existence d'un Dieu unique et suprême. Ce serait donc une raison pour reporter vers la même époque, d'après les données de la critique, sinon la rédaction, du moins l'apparition de ses doctrines zoharistiques.

Les preuves que nous cherchons résultent encore d'une manière indirecte, poétique et symbolique, de plusieurs textes rabbiniques que nous allons passer en revue. Interprétant allégoriquement les soixante-dix sicles des bassins d'argent offerts par les chefs de tribus [5] , le Jalkout Schimeoni dit: « Cela répond aux soixante-dix noms de Dieu, aux soixante-dix noms d'Israël, aux soixante-dix noms de la Loi, aux soixante-dix noms de Jérusalem ». Or, ces soixante-dix noms de Dieu représentent, d'après les rabbins, les soixante dix nations issues d'Adam et qui toutes appellent Dieu d'une manière différente. Il est dit dans le même livre: « Israël a soixante-dix noms qui répondent aux soixante-dix noms de Dieu selon ce qui est écrit: Comme ton nom, ô Dieu, de même ta louange arrive jusqu'aux confins de la terre », ce qui équivaut à dire qu'il y a autant de noms de Dieu que de peuples sur la terre et que, sous ces noms différents, c'est un même Dieu suprême [6]est adoré. Si l'on considère que ce nombre de soixante-dix appellations divines ne correspond à rien de connu dans le judaïsme, toute autre interprétation est impossible.

Un fait assez obscur de l'histoire biblique s'éclaire à la lumière de cette théorie. Nous lisons dans l'Exode qu'Aaron, après avoir participé à la fabrication du veau d'or, proclama pour le lendemain « une fête à l'Eternel (tétragramme) ». Sans approfondir la question de savoir ce que les Hébreux ont entendu représenter par le venu d'or et lors même qu'ils n'auraient voulu faire là qu'une image sensible de la Divinité invisible, il reste toujours certain que, pour le peuple comme pour Aaron, l'image prend le nom de Dieu lui-même, par une sorte d'incarnation de la gloire divine dans la figure extérieure. Si les paroles d'Aaron: « Voilà ton dieu, Israël! [7] », au lieu de signifier seulement que c'était là l'image du Dieu de Moise que le peuple avait instamment réclamée, indiquent la substi- tution d'une nouvelle divinité en forme de veau, alors les mots: « Ce sera demain fête à l'Eternel! », prouveraient non moins clairement que l'adoration de nouveaux dieux, peut-être à titre de médiateurs, n'excluait pas la connaissance et le culte d'un Dieu suprême, ce qui salon les rabbins était précisément le cas dans le paganisme.

Plusieurs textes rabbiniques insinuent au moins l'idée que sous les noms des dieux des gentils se cache la connaissance du Dieu unique et véritable. Serait-ce ce trop s'aventurer que de prétendre que cette application au vrai Dieu de noms polythéistes a été faite d'une manière consciente et réfléchie par Israël? Nous croyons servir ici encore la cause de la vraie religion en relevant dans l'examen des faits tout ce qui peut nous renseigner à cet égard. Notons tout d'abord que l'emprunt de noms divins d'une religion à l'autre n'a rien que de très naturel et d'assez fréquent et Dante lui-même n'a pas craint d'appeler Dieu du nom de Giove (Jupiter). L'école critique qui soutient, comme nous le disions plus haut, que le nom tétragramme n'est pas d'origine hébraïque et qu'il ne fut appliqué qu'assez tard au dieu national des Hébreux. El Schaddaï ne dit pas autre chose.

Le premier exemple qui s'offre à nous est le nom même de Dieu en hébreu, Elohim, qui cet au pluriel, ainsi que l'appellation Adonai (mes seigneurs). Ces deux mots trahissent incontestablement [8]

une origine polythéiste et cependant, malgré le très grand danger auquel exposait cet emprunt, ils ont été appliqués au Dieu unique par les juifs en toute sûreté de conscience. Les rabbins racontent que lorsque Dieu dicta à Moïse ces mots du livre de la Genèse: Faisons l'homme à notre image et selon notre ressemblance! Moïse eut un moment d'hésitation et dit au Seigneur: « Tu vas fournir là aux hérétiques un prétexte à discussions! Ecris toujours! lui répondit Dieu, et que celui qui veut se tromper se trompe ». On ne saurait mieux décrire, sous une forme imagée, l'attitude d'Israël dans la question qui nous occupe.

Il n'y a donc rien d'invraisemblable à ce que des noms propres du paganisme aient été employés de la même manière, qu'Elohim et Adonaï. D'ailleurs ces mots doivent plutôt être considérés comme des noms communs, puisque leur étymologie nous révèle en général la signification originale de souveraineté, domination, royauté, puissance. Que n'a-t-on pas écrit pour expliquer ce que c'est qu'Azazel! L'hypothèse la plus probable est que Moïse, avec une hardiesse qui aurait déconcerté tout autre que lui, a adopté et consacré pour désigner la justice, c'est-à-dire l'un des attributs divins pris d'une manière hypostatique, un nom de divinité païenne sous lequel il avait vu personnifier cet aspect du vrai Dieu. L'instinct d'uni- versalité portait Israël à retrouver son Dieu dans tous les cultes, comme David découvrait partout dans l'univers physique sa présence réelle.

Nous savons que les critiques modernes, tout en reconnaissant le fait, s'en servent pour démontrer que les Hébreux étaient primitivement polythéistes. Ils s'appuient par exemple sur le nom de Jeroubbaal donné à un juge d'Israël, Gédéon, pour établir que le culte de Baal préexistait en Israël. Pour ce qui est des temps antérieurs aux patriarches ou même postérieurement, en ce qui concerne la multitude ignorante, la chose ne paraît guère douteuse, mais la présence de noms païens chez les Hébreux ne prouve nullement la persistance du polythéisme et elle nous fournit au contraire un argument en faveur de notre thèse. En effet, nous voyons que David a donné à l'un de ses fils le nom d'Eliada (Dieu connaît ) [9] et que ce même fils est appelé ailleurs Baaliada (Baal connaît) [10] ce qui montre que Baal et El ont été employés indifféremment l'un pour l'autre, et que par conséquent on les jugeait [11] équivalents. La transcription hébraïque des noms païens nous fournit des exemples analogues. Ainsi dans le nom juif Puthi-el qui correspond au nom égyptien Puthi-phré, El est substitué au nom de Phré qui était celui de l'un des grands dieux de l'Egypte. Eléazar a même donné à son fils Phinées (hébreu Pinehas) le nom d'un autre dieu égyptien. Si maintenant nous trouvons le nom de Boschet (ignominie) remplaçant dans certains noms juifs celui de Baal, comme dans Ischboschet et Jorubbéschet au lien de Ischbaal et Jerubbaal, c'est là une preuve que Baal était bien originairement le nom du dieu païen et il ne serait peut-être pas très difficile d'expliquer pourquoi ce qui a semblé innocent et religieux aux anciens monothéistes a cessé de paraître tel à leurs descendants.

Nous ne saurions mieux résumer ce que nous disons de l'emploi des noms païens qu'en rappelant ici un principe des Kabbalistes d'après lequel « tous les dieux étrangers dont il est question dans l'Ecriture renferment en eux une étincelle de sainteté » [12] L'étude philosophique de la langue hébraïque confirme à sa manière cette explication mystique en nous montrant que le génie de cette langue est d'aller à l'idée fondamentale sans s'arrêter à la forme verbale et qu'ainsi on a fort bien pu voir l'expression de qualités divines sous des nom polythéistes.

Il faut distinguer d'ailleurs entre le simple usage d'un nom et sa connaissance rationnelle. cette distinction est faite par Maimonide à propos de la question que Moïse fait à Dieu: « J'irai donc vers les enfants d'Israël et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? [13] »Le vrai croyant est celui qui possède la connaissance rationnelle des noms divins, car il est clair que si cette intelligence du sens véritable fait défaut, ce n'est plus le vrai Dieu, mais une fausse ressemblance, que l'on adore. Aussi l'expression de connaître le nom de Dieu signifie-t-il dans la Bible la possession de la vraie religion et les rabbins ont appelé de même « transmission des noms [14]» l'enseignement de la doctrine religieuse. L'aspect spéculatif des choses ne se séparait pas chez les anciens de l'emploi pratique des termes. Cette hypothèse que [15]

les noms divins renfermaient, comme le veulent les Docteurs, la science théologique d'Israël, nous explique pourquoi Moïse insiste auprès de Dieu pour connaître son nom, afin de fournir un témoignage de la vérité de sa mission, car autrement on ne voit pas quelle preuve il pouvait espérer de la connaissance toute verbale d'un mot. Nous comprenons aussi pourquoi l'Ecriture, pour exhorter à la crainte et à l'amour de Dieu, parle de la crainte et de l'amour de son nom et si, comme le prouve, à notre avis, le récit du blasphème du fils de Schelomith dans le Lévitique [16], le tétragramme était déjà au temps de Moïse un mot qu'il était interdit de prononcer, nous pouvons admettre que de hautes doctrines théologiques se cachaient dans les noms de Dieu, surtout dans le sacré par excellence dont la forme extraordinaire, pour ne pas dire antigrammaticale, suggère déjà naturellement l'idée d'un mystère.

« Chez un peuple encore enfant, dit Maury, la notion de la divinité ne va pas beaucoup au-delà du mot qui la désigne; ce mot renferme presque toute la notion qu'on en a [17]. Aussi à mesure que les idées deviennent plus complexes, on tâche de suppléer à l'insuffisance de la notion première par l'adoption de noms nouveaux dont chacun représente un côté particulier de la conception qu'on se forme de la Divinité. C'est ainsi que les rabbins ont dit allégoriquement de certains personnages illustres: « Il avait dix noms ». L'étude du sens de chaque nom divin rapproché de celui des autres mots, tendait donc à former de la nature de Dieu une théorie générale résultant de l'ensemble des diverses appellations.

La Bible indique bien ce genre de connaissance intime, profonde, quand elle fait dire par Dieu à Moïse: « Je te connais par ton nom » [18] qui est précisément le contraire de ce que nous faisons en disant que nous connaissons quelqu'un de nom, pour indiquer que nous ne le connaissons pas personnellement, car pour le judaïsme le nom, c'est la personne, le verbe c'est l'être même, et en faisant du verbe être le nom de Dieu par excellence, il a réalisé le mystère théologique le plus profond qu'aucune langue ait jamais été capable de traduire. C'est l'union de l'absolu et de la personnalité que certains philosophes jugent incompatibles.[19]

Ces explications nous aident à comprendre comment les docteurs juifs sont restés fidèles à l'esprit de l'hébraïsme en recherchant la part de vérité cachée sous les noms des divinités païennes. Leur conviction que la connaissance du vrai Dieu se trouve répandue partout est telle qu'ils en imaginent parfois d'éclatantes manifestations à l'occasion de certains événements de l'histoire d'Israël. Lorsque par exemple les Egyptiens périrent dans la Mer Rouge, tous les peuples de la terre, nous disent-ils, entonnèrent une hymne d'action de grâces et renièrent leurs faux dieux en s'écriant: « Qui est comme toi parmi les dieux, ô Eternel » Et quand, au moment de la révélation sinaïtique, la nature fut bouleversée par la descente de la gloire divine, les Gentils s'adresseront à Balaam comme au plus sage d'entre eux pour qu'il leur expliquât d'où venait cette agitation insolite et si Dieu allait détruire le monde. « Ce n'est pas, répond Balaam, que Dieu doive détruire le monde; c'est qu'il va donner la Loi à Israël ». Alors tous s'écrièrent: «O Eternel, notre seigneur, que ton nom est puissant sur toute la terre ! ». [20]

Bien loin de se faire du monothéisme un privilège exclusif, Israël fait au contraire consister sa gloire à être l'héritier, le représentant et le gardien des croyances essentielles de l'humanité et il les a toujours reconnues sous les mille fables qui en altéraient chez les Gentils le véritable caractère. Ce n'est pas seulement le grand principe de l'unité de Dieu que ses docteurs s'efforcent de retrouver dans la gentilité, mais encore telle ou telle connaissance de l'histoire et de la tradition juive, telle ou telle observance de leurs propres pratiques. Que ces affinités existent, il y a bien longtemps que de toutes parts on l'a constaté, soit pour attaquer, soit pour défendre le judaïsme. Ce qui intéresse la thèse que nous soutenons, c'est que celui- ci a eu conscience de ces analogies et qu'il en a affirmé le principe. Sont-elles véritablement fondées? Existe-t-il entre l'humanité et Israël un courant d'idées et de rites qui les relient entre eux? Alors l'universalisme juif est un fait historique indiscutable. Si, au contraire, ces ressemblances ne sont qu'une illusion des juifs, il a fallu en vérité que l'aspiration universaliste fût chez eux bien puissante, pour qu'en l'absence de tout fondement historique et malgré tant de sérieux motifs qui pouvaient leur suggérer des affirmations toutes contraires, elle leur inspirât de telles professions de foi. [21]

References

  1. 110 a
  2. Page 112
  3. « En lui nous avons la vie, le mouvement et l'être. C'est ce qu'ont dit aussi quelques-uns de vos poètes: De lui nous sommes la race ». (Actes, XVII, 28).
  4. Sect. Mishpatim.
  5. Nombres, ch. VII.
  6. Page 113
  7. Exode XXXII, 8.
  8. Page 114
  9. I Chroniques III, 8.
  10. I Chroniques XIV,6.
  11. Page 115
  12. כל ע"ז הנזכרת בכתוב יש לה ניצוץ של קדושה.
  13. Exode, III, 13.
  14. מסירת השמות Kidduschin 71 a
  15. Page 116
  16. Lévitique, chap. XXXIV. Philon a interprété dans ce sens le verset 16: «Et quicumque nomen Domini pronuntiaverti morte premetur »
  17. Histoire des religions de la Grèce, p 51.
  18. Exode, XXXIII. 12.
  19. Page 117
  20. Eghion Lebab, 281
  21. Page 118