Israël et L'Humanité - Le progrès intellectuel et religieux

From Hareidi English
Jump to: navigation, search

II.

Le progrès intellectuel et religieux.

Nous avons vu que le principe du progrès humain est hautement affirmé par la Bible et par les Rabbins. Voyons à présent ce que l'hébraïsme pense du progrès intellectuel qui intéresse tout particulièrement la religion. Il est incontestable que c'est là un domaine où toutes les religions positives ont une tendance marquée à proclamer la supériorité des temps anciens sur l'époque présente. Par conséquent si, même sur ce terrain-là, le judaïsme professe la croyance à la perfectibilité successive, ce sera une preuve éclatante que le principe du progrès a pénétré bien profondément dans la pensée hébraïque, puisqu'il a façonné même les dogmes les plus vénérables.

En remontant le cours du temps, examinons d'abord ce qu'ont dit à ce sujet les théologiens et les Kabbalistes. A chaque page de leurs livres, on rencontre cette idée que la révélation des mystères ne se fera que progressivement et que la pleine connaissance, celle du moins que la nature humaine est capable d'en acquérir, est réservée pour les derniers temps, c'est-à-dire pour l'ère messianique. La valeur de cette doctrine pour l'intelligence des origines chrétiennes n'échappera à personne. Il n'y pas d'idée qui revienne plus fréquemment dans les Evangiles. Jésus déclare qu'il est venu en ce monde pour dire tout haut, et selon S. Luc, pour prêcher sur[1]les toits [2]ce qui avant lui était enseigné secrètement. Comme il se croyait le Messie et que ses disciples jugeaient ouverte l'ère messianique, ils pensèrent tous qu'ils étaient dorénavant dispensés de toute réserve et la théologie ésotérique des Pharisiens fut étalée au grand jour et divulguée à une foule qui n'en pouvait comprendre le premier mot. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier le beau résultat de cette révélation, mais ce que nous tenons à faire remarquer, c'est que cette histoire des premiers temps du christianisme constitue une réponse à ceux qui prétendraient que la règle d'enseignement secret chez les Israélites a été imaginée postérieurement pour cacher la nouveauté de certaines doctrines inconnues au judaïsme primitif et permettre de leur donner ainsi, malgré leur importation récente, le prestige de l'antiquité. Tout de qui s'est passé à l'époque de la diffusion de l'Evangile dément cette spécieuse explication. Ce n'est certes pas par de prétendus stratagèmes théologiques que peut avoir été inspirée la prédication des premiers apôtres chrétiens; ceux-ci, en croyant à tort que les derniers temps étaient arrivés, ont voulu propager des doctrines jusqu'alors tenues cachées et ils ont ainsi rendu, à leur manière, témoignage au principe juif de développement progressif de la science sacrée.

Le progrès religieux est sensible même avant Moïse. Les hommes grandissant de plus en plus moralement; Abraham est supérieur à Noé et Moïse est plus grand qu'Abraham. Bien que la Loi existât en germe, croyons-nous, avant l'apparition de Moïse, il n'est pas douteux qu'elle ne soit devenue quelque chose de nouveau entre ses mains et que le Sinaï ne marque, vis-à-vis des centres de l'ancienne religion un notable progrès. Les Rabbins, dans une ingénieuse parabole, comparent les révélations antérieures à Moïse aux flacons que le maître de la maison présente à ses hôtes, tandis que la révélation sinaïtique est comme le tonneau qu'on vide par sa béante ouverture. Moïse à ce propos a des paroles qui étonnent par leur hardiesse; seule l'habitude de les lire nous les fait trouver naturelles. Lui venu, les patriarches sont dépassés; une connaissance plus complète de Dieu apparaît; un nom, sinon nouveau, du moins nouvellement révélé, vient prendre la place des anciens noms divins ou plutôt il leur est dorénavant préféré: « Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob, comme le Dieu tout puissant, mais [3]je n'ai pas été connu d'eux sous mon nom, Avaya » [4]. C'est toujours la même méthode d'évolution; l'ésotérisme disparaît et l'on voit se découvrir ce qui était précédemment caché, soit volontairement, soit inconsciemment à la façon du fruit dans la fleur. Les deux formes de mystère peuvent très bien coexister d'ailleurs, car une même génération comprend tant d'esprits divers que ce qui est connu de l'un peut demeurer secret pour l'autre et qu'il n'y a pas pour ainsi dire deux personnes qui n'aient à apprendre l'une de l'autre quelque chose de nouveau.

Après Moïse la même loi continue à régir la développement de la science religieuse. On se rend compte en parcourant la Bible qu'il y a entre les temps anciens et les temps postérieurs une différence dans la manière de concevoir la religion. Le fait est de toute évidence et l'on ne peut lui trouver que deux explications plausibles. On bien il faut admettre avec la critique rationaliste l'introduction de livres, de dogmes, de rites nouveaux, ou bien on est obligé de reconnaître la justesse de notre théorie de l'organisme se développant dans toutes ses phases depuis le germe jusqu'au fruit, toujours variable, mais toujours identique en substance, à la façon de tout ce qui est vivant [5]Il n'y a que les choses privées de vie qui soient à la fois immuables et périssables; immuables, aussi longtemps qu'elles durent, périssables, puisqu'elles n'ont qu'une durée éphémère, car en elles le caractère d'identité et le changement sont successifs, tandis qu'ils sont inséparables dans les êtres vivants.

On ne saurait nier que les Rabbins n'aient adopté cette hypothèse [6] l'évolution religieuse. L'accusation qui leur est faite dans l'Evangile d'avoir mis des traditions humaines au dessus de la parole de Dieu suffit à prouver qu'ils n'étaient guère partisans de l'immuabilité. Les protestations des Sadducéens et l'existence même de ce parti confirment les reproches des Evangiles. Aujourd'hui même la critique historique, sans aucune intention hostile, au contraire, reconnaît dans les pharisiens les représentants du mouvement et du progrès religieux au sein du judaïsme, quoique dans un sens bien différent du nôtre. Il ne faut pas confondre en effet la croissance naturelle d'une institution, son évolution organique, avec les changements qu'on y introduirait volontairement pour l'adapter aux temps et aux lieux. Autant la première modification est juste, légitime, orthodoxe en un mot, autant la seconde est fausse, injurieuse pour l'idée qu'elle prétend servir et l'on pourrait même dire antiscientifique, car la science ne connaît pas les révolutions, mais seulement les transformations lentes, inconscientes, la sélection radicale - le birour des Kabbalistes - qui n'est pas incompatible, loin de là, avec le principe d'hérédité et d'identité et même avec la notion d'un type primitif spécial.

Mais ce qui est assurément bien significatif, c'est que les Pharisiens, avec une sûreté de conscience étonnante, ne font rien pour repousser l'accusation de nouveauté que leur adressent leurs adversaires. Ils mettent sans hésitation au-dessus de Moïse R. Akiba, le représentant par excellence de la tradition non seulement pratique, mais théologique, le seul, dit le Talmud, qui ait pu se livrer sans danger à l'étude de la mercaba. Il est raconté dans un autre passage que lorsque Moïse monta au Sinaï pour recevoir la Loi, Dieu lui fit voir toutes les générations futures de ses successeurs.

Au rang le plus éloigné, il aperçut R. Akiba qui, sur chaque petit mot de la Thora, prêchait des montagnes de doctrines. Et comme Moïse ne comprenait pas ce que disait le rabbin, il en éprouva une vive douleur et ne se calma qu'au moment où il entendit R. Akiba qui concluait en disant: « Toutes ces doctrines nous proviennent de Moïse qui les reçut au Sinaï » Ce prodigieux passage constituerait le plus subtil dénigrement de la Loi écrite, s'il n'en était en réalité la plus profonde apologie. Cette image de Moïse qui ne comprend pas ce qu'on dit en son nom, ce qu'il aurait par conséquent prêché lui-même et qui ne se rassure que lorsqu'il entend rattacher les plus modernes théories pharisiennes à son propre enseignement sur le Sinaï, est un chef-d'œuvre de vérité, de profondeur;[7] il y a là tout un système de concordance de la loi écrite et de la loi orale, de l'immutabilité et du progrès, condensé en quelques mots. Est-ce que le germe, s'il était doué d'intelligence, se reconnaîtrait dans la plante? Est-ce que l'enfant se reconnaît dans l'homme? Non, parce que la différence est trop grande et que la conscience et la mémoire ne sont pas là pour attester la continuité, l'identité de l'existence. Mais la plante se reconnaîtrait dans le germe, l'homme se reconnaîtra dans l'enfant, parce que l'évolution étant déjà un fait acquis, tous les moments de l'existence se trouvent reliés les uns aux autres et forment une chaine ininterrompue qui permet à l'être d'affirmer sa propre identité.

Il n'y a pas lieu de s'étonner après cela si le Zohar met R. Simon Ben Jochaï au-dessus de Moïse, en disant que celui-ci ignorait que sa face fût resplendissante, tandis que le maître de la Kabbale le savait parfaitement. Le Midrasch Rabba, commentant les paroles de la Genèse: Et Dieu dit: Que la lumière soit; et la lumière fut », dit: « Que la lumière soit! il s'agit de Moïse; et la lumière fut; il s'agit là de R. Simon Ben Jochaï [8] ». Rien de plus beau, de plus original, de plus expressif que ce commentaire; c'est la puissance et l'acte mis en face l'un de l'autre, c'est la préparation et l'exécution, le dessein et l'accomplissement reliés ensemble. comme le commencement à la fin. Qui sait même - et à notre avis il y a là plus qu'une conjecture - si Jésus en disant: « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour les abolir, mais pour les accomplir [9]». Il n'a pas entendu parler d'un accomplissement à la manière que nous disons. C'est la seule explication permettant de concilier l'attitude de réformateur qu'il avait prise et sa qualité de révélateur de doctrines jusqu'alors tenues secrètes autrement dit les idées de mouvement et de conservation dont Jésus se fait tour à tour le représentant. Seulement ce n'est pas à la branche à imprimer et à régler le mouvement de croissance de toute la plante; c'est là la fonction du tronc, de la racine, c'est-à-dire de la nation tout entière, ou mieux encore de son génie, de cette force anonyme[10], mais générale, qui embrasse son passé, son présent et son avenir.

Les Pharisiens ont même opéré ce miracle de donner droit de cité à un mot qui, dans toute autre religion, est synonyme d'hétérodoxie, au mot hiddousch, nouveauté. Chez eux, la nouveauté est légitime. Le mot est toujours pris en bonne part. L'innovation est méritoire et apparaît comme un des éléments indispensables de la vie cultuelle; elle forme avec le respect de la tradition le rythme régulier de l'histoire religieuse. C'est ainsi qu'ils ont affirmé que tout hiddousch, tout ce que peut dire de nouveau celui qui étudie la Thora, a été révélé à Moïse sur le Sinaï. Comment cela, si c'est une nouveauté? Evidemment de la même manière que l'enseignement de R. Akiba peut-être rattaché à celui de Moïse. Ailleurs le clou et la plante, l'un comme symbole de fixité, d'immutabilité, l'autre comme emblème de croissance et de développement, nous sont présentés pour signifier cette double propriété de la Loi. C'est à propos de ce verset de l'Ecclésiaste: « Les paroles des sages sont comme des aiguillons, et rassemblées en un recueil elles sont comme des clous plantés, donnés par un seul maître [11] ». Les paroles des sages seraient-elles donc mobiles et changeantes comme l'aiguillon? disent les commentateurs. Non, puisqu'elles sont comparées à des clous. Seraient-elles donc infécondes comme les clous qui ne croissent ni ne multiplient? Non, puisqu'il est dit que ces clous sont plantés.

Il suffit d'ailleurs de rappeler une vérité dont nous espérons donner plus loin la démonstration complète: c'est que pour L'hébraïsme, la Bible et la Tradition, la Loi écrite et la Loi orale se confondent avec le Logos divin, la Sagesse créatrice et par là même avec la loi des êtres, de l'univers entier, la loi cosmique. Dans cette conception grandiose de la Loi divine, comment serait-il possible de nier que le progrès ne soit, pour toute intelligence finie, une des conditions même de la notion qu'elle en peut acquérir? La Loi est le Logos, la science divine tout entière que l'homme borné ne saurait par conséquent jamais posséder complètement, si bien qu'au dire des Rabbins sur les cinquante portes par lesquelles on peut passer pour parvenir à sa connaissance, quarante-neuf seulement ont été ouvertes à Moïse, la cinquantième ayant été réservée à Dieu seul [12]. [13]Un autre rabbin nous dira que la raison pour laquelle il est écrit que Moïse reçut la Loi du Sinaï [14] et non pas que Dieu donna la Loi à Moïse, c'est parce que Moïse était incapable de la recevoir tout entière. Il est dit que Moïse la reçut, pour signifier qu'il en reçut ce qu'il avait la faculté d'en comprendre [15]. En outre, le texte ne dit pas [16], la Loi, mais seulement[17], Loi, et il ne dit pas non plus que Moïse la reçut de Dieu, mais du Sinaï. Pourquoi cela? C'est afin de ne pas attribuer à Dieu une chose imparfaite.

Enfin, toujours en vertu du même principe, les Rabbins nous expliquent pourquoi l'israélite appelé à la lecture de la Loi dans la synagogue ne dit pas dans la bénédiction qui précède la lecture: « Béni sois-Tu, ô Eternel, qui as donné la Loi » mais il dit: « Beni sois-Tu ô Eternel, qui donnes la Loi (au présent)» , car, ajoutent-ils, la Loi n'est pas donnée une fois, ni dix fois, ni mille fois pour toutes, mais elle est donnée continuellement; c'est une source qui jaillit et ne tarit jamais.

§ 2.

Si, parmi toutes les écoles juives, celle des Pharisiens est la seule qui ait professé ce principe du progrès, ce n'est pas à dire qu'elle ait été en cela infidèle à la Bible. Celle-ci est pleine de cette promesse que la science religieuse ne fera que s'accroître, qu'elle atteindra son degré le plus élevé aux derniers temps et que l'Esprit divin se répandra alors sur tous les hommes sans distinction d'âge, de sexe, ni de condition: « Après cela, proclame Joël, je répandrai mon esprit sur toute chair; vos fils et vos filles prophétiseront, vos vieillards auront des images, et vos jeunes gens des visions [18]». « Celui-ci n'enseignera plus son prochain, dit de son côté Jérémie, ni celui-là son frère, en disant: Connaissez L'Eternel! car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit L'Eternel. [19]». Et Habakuk: « La terre sera remplie de la connaissance de la gloire de l'Eternel, comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent [20], toutes paroles [21]que l'on crut accomplies à l'avènement du christianisme, alors que de tous côtes on vit surgir des prophètes et des inspirés, car comme on s'imaginait que l'ère messianique était ouverte, on s'attendait généralement à cette diffusion de lumière.

Nous trouvons également dans le livre de Daniel des textes significatifs: « Beaucoup se mettront à l'étude et la connaissance augmentera [22] c'est-à-dire que le progrès s'opérera non seulement par l'extension des recherches, mais encore par l'intensité des efforts accomplis. C'est pourquoi l'écrivain sacré ajoute: « Ceux qui auront été intelligents brilleront comme la splendeur du ciel, et ceux qui auront enseigné la justice à la multitude brilleront comme les étoiles à toujours et à perpétuité » [23].

Après avoir mentionné ces prédictions grandioses, à peine serait-il besoin de parler d'une disposition rituelle et législative inspirée par le même principe, mais qui, par sa nature positive, est bien faite pour contenter les esprits les moins spéculatifs. Il s'agit de la règle talmudique d'après laquelle les derniers venus parmi les Docteurs doivent être préférés aux précédents comme autorité religieuses [24]. On suppose en effet que le dernier venu étant en possession de tout ce que ses prédécesseurs ont enseigné se trouve ainsi mieux en état de faire faire un nouveau pas à la science; il est de toute évidence qu'il y a là une sanction solennellement donnée au principe du progrès. Nous avouons que l'on pourrait facilement trouver des passages qui semblent contredire cette doctrine, puis- qu'ils mettent les anciens docteurs infiniment au-dessus des nouveaux, prodiguant aux premiers les titres et les éloges les plus pompeux et aux seconds les qualifications les plus méprisantes. La contradiction disparaît, à notre avis, dès que l'on distingue entre l'individu et la masse. Les grandes individualités sont plus nombreuses et plus remarquables dans les temps anciens que dans les temps modernes et c'est cette diminution que l'on déplore. Ce qui s'élève au contraire, c'est le niveau général de la foule, grâce à une plus grande diffusion des connaissances facilitée par ces admirables instruments qui sont l'écriture et l'imprimerie. Il y a lieu de signaler aussi au sein du judaïsme certaines coïncidences frappantes [25]. C'est presque au moment de l'invention de l'écriture alphabétique que le livre de la Loi apparaît. La Tradition commence à être consignée par écrit lorsque la civilisation occidentale généralise l'usage des manuscrits. Enfin, l'enseignement ésotérique est mis à la portée de tous ceux qui sont capables d'en profiter, à l'époque de la découverte de l'imprimerie.

Mais voici quelque chose qui réclame notre attention et qui exige des explications de notre part beaucoup plus que les jugements rabbiniques sur le mérite comparatif des anciens et des modernes. Nous voulons parler du mythe d'Adam, d'après lequel la perfection aurait été le partage de l'homme à l'origine, tandis que depuis le péché qui a apporté dans le monde le mal physique avec le mal moral, l'humanité au lieu de progresser se trouverait déchue. N'y a-t-il pas là un démenti formel apporté à la doctrine de progrès? Nous avons déjà répondu en partie à cette objection à propos de la perfectibilité humaine. Nous ferons encore observer ici, que dans le mythe en question, Adam nous est présenté à la fois comme plus parfait et comme moins parfait à d'autres égards que l'homme réel et historique, comme a dû l'être précisément l'homme primitif. D'après l'idée que l'hébraïsme se fait de l'âge d'or, les premiers hommes se trouvaient naturellement mieux doués de certaines facultés, notamment, de la spontanéité ou faculté inventive. La vérité est que, près des origines, non seulement l'organisme humain est plus actif, mais l'activité morale, elle aussi, est plus intense. « De même qu'à aucun âge les développements organiques ne sont plus vifs que dans l'enfance, dit un auteur, de même à aucune époque il n'y a plus de mouvement que dans celle-là. La mythologie est excusable de se représenter les dieux à l'origine, car jamais il ne s'est produit tant d'heureuses inspirations et d'inventions étonnantes » [26] Comment être surpris après cela de la sensation de déchéance qu'il éprouve, lorsque, dans les âges suivants, L'homme voit s'atténuer ses facultés primitives?

Mais la perfection d'Adam a-t-elle quelque chose d'historique? On pourrait soutenir à la vérité que tout ce que la Bible nous raconte de la félicité d'Adam n'a d'autre but que de nous dépeindre l'idéal de perfection que l'homme peut et doit atteindre. On trouve ailleurs des exemples de cette idéalisation: « Comme l'esprit humain tend à localiser l'idéal une fois conçu et à le revêtir [27]des formes sensibles, afin de se persuader qu'il n'est pas dupe de quelque illusion; comme d'ailleurs le passé a sur l'avenir l'avantage incontestable d'avoir appartenu au monde des réalités, il arrive que les hommes de progrès eux-mêmes substituent l'éloge de ce qu'ils croient avoir existé, à l'espérance nécessairement incertaine d'un grand succès futur. La Grèce, particulièrement Athènes, dans Athènes le parti respectable des socratiques eut longtemps pour tel idéal une Sparte primitive dont le législateur était, suivant le mot de la Pythie, peut-être moins un homme qu'un dieu. Rome aussi se fit un idéal de ses premiers temps. » [28]. Mais l'idée que les autres peuples se sont faite de la perfection primitive présente une différence capitale avec celle de l'hébraïsme. Alors que chez les autres nations la conception du progrès, en supposant qu'elle existât, était implicite et inconsciente, dans le judaïsme au contraire elle apparait lumineuse comme une doctrine parfaitement établie, autant et plus encore que la notion de perfection au début de l'humanité , car tandis que celle-ci ne se trouve que dans le livre de la Genèse et, chose étonnante, ne se rencontre plus çà et là dans toute la Bible que comme un écho faible et incertain, tout à fait disproportionné à l'importance du récit de l'Eden, s'il devait être pris entièrement dans le sens littéral, l'idée du progrès au contraire remplit l'Ecriture tout entière.

Entre le système de la mythologie grecque qui, avec l'âge d'or, plaçait la perfection à l'origine et celui des penseurs modernes qui la renvoient complètement à la fin des temps, quelle est donc la position de l'hébraïsme? Il professe une doctrine intermédiaire en affirmant la perfection finale par le développement régulier du principe. Ainsi que nous l'avons dit, le progrès pour le judaïsme est une voie, ce qui suppose un point de départ, un acheminement et un but. Cela posé, à ceux qui nous demanderaient si, au point de vue juif, l'homme a avancé ou recule, nous répondrons «  L'homme a grandi. Par conséquent il a perdu en spontanéité et instinct naturel, mais il a gagné comme être libre, conscient et moral. Les premiers hommes nous étaient supérieurs par l'instinct comme le sont les animaux, mais nous les surpassons par la réflexion.

C'est dans ce sens que les Rabbins, jugeant comparativement le prophète et le sage ou homme de science, ont formulé cette [29] grande maxime que le sage est supérieur au prophète [30]. Cela ne veut pas dire que la sagesse humaine soit préférable à l'inspiration. Sans doute, le prophète possède davantage, mais son individualité est moins affirmée, car il n'a pas conscience de tout ce qu'il possède. Le sage, dans une certaine mesure, s'est crée lui-même par ses persévérants efforts et sa conscience est plus forte, bien que le contenu en soit moindre que celui d'une intelligence inspirée. Le prophète est supérieur en capacité, le sage en intensité.

Ce qui est caractéristique de la doctrine du progrès dans l'hébraïsme, c'est la controverse qui a occupé les théologiens juifs sur la supériorité relative de l'homme et de l'ange. C'est pourquoi nous en dirons un mot maintenant.


References

  1. Page 318
  2. St. Luc, XII, 3
  3. Page 319
  4. Exode, V, 3.
  5. On ne peut manquer d'être frappé par la similitude de cette théorie avec celle de M. Leisy, de vingt-cinq ans postérieure: « N'est-il pas vrai que tout est mouvement dans une religion vivante, écrit le célèbre auteur de « l'Evangile et l'Eglise », croyance, discipline, morale et culte? La tradition tend à la stabilité, mais la vie pousse au progrès. Puisque la religion d'Israël, depuis ses origines jusqu'à l'apparition du christianisme, et le christianisme, depuis sa fondation, ont été plus vivants qu'aucune autre religion, on ne devra pas s'étonner qu'ils aient changé davantage, non par la simple combinaison d'éléments nouveaux, et même étrangers, avec leurs éléments primitifs, comme les historiens qui se bornent à faire un relevé des idées et coutumes religieuses, pour les comparer entre elles, sont trop enclins à l'admettre, mais par l'intensité même d'une puissance vitale, d'un dynamisme qui a trouve dans les rencontres de l'histoire les occasions, les excitants, les adjuvants, la matière de son propre développement» Auteur d'un petit livre , p. 47 . ( Note des éditeurs )
  6. Page 320
  7. Page 321
  8. R. Jacob Racah de Tripoli Commentaire sur les Tehilim , ps. 83. Nous avons vainement cherché la citation dans la section Schofetim du Midrasch rabba indiquée par l'auteur, mais l'idée est si juste et si belle que si le passage n'existait pas, c'est le cas de le dire qu'il faudrait l'inventer.
  9. S. Matthieu
  10. Page 322
  11. Ecclésiaste, XII, 13
  12. Roch Aschana 21 <super>b</super>
  13. Page 323
  14. משה קבל תורה מסיני Pirké Aboth, I, 1
  15. Tosephet Jom Tob, ibid.
  16. hatthora
  17. thora
  18. Joël, II, 28
  19. Jérémie, XXXI, 34
  20. Habakuk, II, g4
  21. Page 324
  22. Daniel, XII, 4
  23. Ibid., XII, 3.
  24. הלכה בברתאי la règle pratique est d'après les derniers. V. Jad Malakhi par le Rabb. Malakhi Accohen.
  25. Page 325
  26. REYNAUD, Terre et Ciel , p.162.
  27. Page 326
  28. Revue des Deux Mondes , 15 déc. 1871, p. 819.
  29. Page 327
  30. Batra, 12