Israël et L'Humanité - Le rite d'Azazel et la Kabbale

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III.

Le rite d'Azazel et la Kabbale.

YKVK [1]le Dieu d'Israël, et un être inconnu nommé Azazel se trouvent mis en parallèle dans un rite singulier dont nous lisons la description dans le Lévitique parmi les prescriptions relatives à la fête annuelle des Expiations. Le sort est jeté sur deux boucs, un sort pour Avaya et un pour Azazel « et le bouc sur lequel est tombé le sort pour Azazel sera placé vivant devant Avaya, afin qu'il serve à faire l'expiation et qu'il soit lâché dans le désert pour Azazel » Lévitique, XVI. 10, 11 </ref>.

N'est-ce pas là l'indice de croyances dualistes au sein du mosaïsme? C'est ce que l'on est obligé d'admettre inévitablement si l'on se refuse à voir dans Azazel un des attributs de Dieu, sa rigoureuse justice sous forme hypostatique. Tel est en effet à cet égard l'enseignement de le Kabbale qui seule professe la distinction des attributs divins et seule peut expliquer qu'un sacrifice spécial soit institué en l'honneur de l'un d'eux, puisqu'elle approuve qu'on aille à Dieu par autant de voies qu'il a d'attributs et que l'intention de l'adorateur s'arrête sur celui d'entre eux qui répond plus particulièrement à ses besoins du moment. La Kabbale nous laisse-t-elle donc supposer que, dans ce rite d'Azazel, Avaya, qui représente Dieu dans sa parfaite unité, se trouve en opposition avec un de ses attributs? Les doctrines qu'elle propose permettent d'éviter cette interprétation choquante, car elles nous font voir dans le tétragramme, comme dans chacun des autres noms divins, une des émanations de Dieu, ou de ses aspects particuliers ?[2]. Il n'est guère possible de douter que cette explication ne soit dans l'esprit du mosaïsme après la fameuse distinction que Moïse établit [3]entre Schaddaï et Avaya, comme après celle que Dieu fait lui-même à Moïse entre Ehié [4]et Avaya dans la vision du buisson ardent.

Dans le personnage d'Azazel du Pentateuque, nous voyons poindre confusément l'idée d'un antagoniste et la démonologie prendre naissance à la source même d'où nous avons tiré le polythéisme; la pluralité des attributs divins et l'opposition que l'on suppose exister entre eux en sont respectivement la cause. C'est d'ailleurs un fait reconnu et qui vient confirmer nos suppositions que la démonologie et l'angélologie ont été au commencement une seule et même chose. De même l'angélologie ne se distinguait guère de la théorie des attributs divins, les anges se confondant avec Dieu dont ils prenaient le nom, la voix et les prérogatives. Ainsi la démonologie elle-même a sa première racine dans l'ordre des émanations du monde divin. Elle commence à apparaître alors que se fait jour la distinction des attributs et se précise de plus en plus, à mesure que le fleuve émanatiste s'éloigne de sa source et que, de degré en degré, la différence, la limite s'accentuant davantage. Ce n'est pas en cela que réside nécessairement le mal, car il y a la bonne et la mauvaise limite, selon que l'harmonie se trouve maintenue entre les choses devenues distinctes ou que la discorde s'introduit entre elles, l'amour et la haine apparaissant alors comme les deux principes contraires, ainsi que le voulait une des anciennes philosophies de la Grèce. Comprise dans ce sens, la démonologie se rattache au monde divin comme les dieux du polythéisme au Dieu unique, non seulement parce que, selon une très ancienne opinion, les dieux des païens n'étaient que des démons, mais encore parce que le monde qu'ils composaient ne se distinguant guère, à l'origine, du monde angélique, ni le monde angélique du monde divin, tout se trouve ramené à l'Unité suprême dans laquelle est la source de toute vie et qui doit finalement tout absorber, quand, selon l'enseignement de la Kabbale, le poison (sam) étant retranché de Samael , le démon, il ne restera plus que Dieu (El), quand l'enfer lui-même sera purifié et annexé au paradis.

M. Havet a fait observer avec beaucoup de raison que la doctrine du démon était bien vague, bien peu définie, avant la captivité de Babylone, puisque, d'après le livre de Job, Satan, malgré son caractère déjà vicieux, prenait encore place parmi les fils de Dieu. [5]A une époque plus reculée, celui qui un jour deviendra Satan est bien moins éloigné encore de la Divinité, nous voulons dire qu'Azazel, qui contient Satan en germe, est plus près de la source divine que Satan dans ses meilleurs jours, lorsqu'il siège dans l'assemblée des Benè El-ohieme.

Disons à ce propos que si les évolutions successives que parcourent les doctrines sont, comme l'enseigne la saine critique, une règle sûre pour déterminer la date des livres qui les contiennent, il n'est pas douteux que l'état où nous voyons la théorie satanique dans le Lévitique ne soit celui qui convienne le mieux à ce document dans l'hypothèse de l'origine classique du Pentateuque, tandis que l'on devrait s'attendre à y trouver une doctrine toute différente ou considérablement développée, si le livre datait des dernières années du premier temple ou de l'époque de la captivité de Babylone. On s'en convaincra aisément en comparant par exemple l'Azazel du Lévitique et le Satan de Zacharie. Il est vrai qu'il existe un ouvrage que nous croyons contemporain du Lévitique et qui renferme cependant une doctrine de Satan plus complète que celle de ce dernier livre et plus semblable par conséquent à celle de Zacharie sur ce même sujet. Nous voulons parler du serpent de la Genèse et de son rôle éminemment satanique, surtout de son caractère d'éternel antagoniste de Dieu qui s'y trouve explicitement indiqué. Ce n'est pas ici le lieu de nous étendre longuement sur cet anachronisme. Contentons-nous de dire que deux explications sont possibles. La pensée religieuse, quoique progressive dans les voies et les bornes déterminées par la révélation, qui ne fait que marquer la direction et transmettre le mouvement, a parfois des anticipations sur l'avenir, comme il arrive dans tous les autres ordres de la pensée. On peut dire aussi que l'échelle du mal est immense et que sa plus lointaine racine, qui n'est pas le mal, mais son point de départ possible, sa force potentielle, se trouve à la limite elle- même, à la première distinction entre les attributs dans le monde divin et que, en s'harmonisant avec eux, elle est susceptible de bonté. C'est vraiment à cette première racine que se rattacherait Azazel.

Mais au-delà, plus bas que cette source première, la limite s'accentuant davantage, une nouvelle distinction intervient. Alors prennent naissance des formes, des états où la discorde, l'antagonisme sont de plus en plus marqués. Alors apparaissent le serpent de la Genèse et d'autres figures analogues. En un mot la première [6]distinction se fonde sur une différence subjective dans le développement progressif de la pensée religieuse et la seconde sur une différence objective dans la nature même des choses. Ce qui est indubitable, c'est que plus ou moins précisé, l'antagonisme est partout visible dans les Ecritures, à quelque date qu'il apparaisse et quelque nom, forme ou rôle qu'il revête. Mais au fond de cette doctrine, même la plus développée, l'unité se retrouve, satan rentre dans l'économie universelle et quand il travaille en apparence contre la volonté de Dieu, ses actions aboutissent à l'accomplissement de cette volonté. Il en est de l'ordre moral comme du domaine de l'histoire. « Les actes conscients ou inconscients des individus, dit M. Reinach, contribuent à hâter la réalisation de la fin suprême, quand même de paraissent la combattre; l'histoire et la philosophie de tous les temps nous l'apprennent à l'évidence. Ce n'est pas sans une raison profonde que Goethe a appelé Méphistophélès (le diable): une partie de cette force, qui veut toujours le mal et ne crée que le bien » [7]Le Talmud contient une légende qui exprime une idée non moins belle et non moins philosophique: un rabbin ayant au jour émis cette opinion que Satan et Peninna [8]n'ont agi que dans une religieuse intention, Satan apparut aussitôt et vint baiser les genoux du docteur.

Voilà comment l'objection que l'on prétendait tirer du rite d'Azazel contre le monothéisme devient simplement un argument pour légitimer la Kabbale. Celle-ci nous permettrait même d'aller plus loin encore. D'après le système du berour ou assimilation de ce qu'il y avait de bon et de vrai dans le paganisme, il ne serait pas impossible que le nom d'Azazel, déjà connu et vénéré chez les païens, eût été hardiment adopté et sanctifié par Moïse pour représenter un des attributs divins, qui lui parut assez bien exprimé par ce nom et par l'idée qu'on y attachait. Il s'élevait par là à un point de vue plus haut et plus synthétique que par le tétragramme seul qui devient alors, dans ce rite, l'un des deux aspects auxquels on veut rendre hommage. Nous pouvons nous en convaincre en consultant l'arbre généalogique des Sephiroth où le tétragramme, tout en s'appliquant à chacune d'elles d'après la ponctuation, est [9]cependant incontestablement le nom propre d'une seule d'entre elles. Cette sephira , par la place qu'elle occupe, marque précisément l'antithèse de celle qui serait représentée par le nom d'Azazel, car ce mot par sa racine azaz, force, exprime exactement le même sens que le nom ordinaire de cette sephira qui est gheboura, la force. [10]

L'un et l'autre, comme les autres couples ou syzigies, s'unifient dans leur mère commune Bina , qui est l'unité de leur dualité et à cause de cela porte le double nom de Avaya El-ohieme, ou plutôt « YKVK » lu El-ohieme, c'est-à-dire Avaya qui comprend les El-oheime, les Sephiroth , types ou modèles de ces informes copies qui sont les faux dieux des Gentils. A cette sublime hauteur, toute distinction disparaît et comme les distinctions terrestres ont leur cause et leur point de départ dans celles d'en haut, elles cessent avec celles-ci à la Bina, point ineffable de jonction: là, il n'y a plus rien de licite ou d'illicite, de bon ou de mauvais, de pur ou d'impur, de sacré ou de profane, tout est légitime, bon, pur et sacré, car c'est l'ordre extra-cosmique. C'est la raison pour laquelle certains mystiques comme les gnostiques, les pseudo-Kabbalistes et certaines sectes chrétiennes, s'imaginent vivre déjà dans le monde à venir sur le plan de la liberté , qui est précisément le nom donné à la [11] Bina , et non contents de proclamer l'abolition de la loi cérémonielle, s'affranchirent même des lois morales et scandalisèrent le monde par leurs excès.

Mais ni Moïse, ni la Kabbale ne doivent être rendus responsables de ces abus, car nous vivons dans le fini, sous l'empire des Sephiroth , et par là nous sommes soumis aux distinctions qui sont les effets de la limite. Toutefois, de même que dans la nature il y a, d'un règne à l'autre, des anneaux de jonction, ainsi il en existe d'un plan à l'autre dans le monde supranaturel. Il arrive donc parfois que Moïse s'élève et élève son culte à ce point où toute distinction disparaît et que par conséquent il permet et sanctionne certains actes prohibés d'une manière générale par des préceptes formels. Faut-il rappeler les deux chérubins d'or placés aux deux extrémités du propitiatoire, c'est-à-dire dans la partie la plus vénérée du sanctuaire, malgré la rigoureuse interdiction du culte des images; le sacrifice de la vache rousse célébré solennellement hors du temple; les victimes immolées par arrisa (section de la tête par derrière) contre la règle ordinaire des sacrifices; les deux oiseaux offerts pour la purification de la lèpre et dont l'un était lâché vivant; le schaatnez, tissage de la laine et du lin dans une même étoffe, défendu à tout Israélite et imposé pour le vêtement sacerdotal des fils d'Aaron; le travail interdit à tous le jour du sabbat et commandé ce même jour dans l'intérieur du temple aux ministres du culte; le pain levé proscrit pour l'usage rituélique des prêtres et rendu obligatoire pour l'oblation de la Pentecôte. Or nous croyons que le rite du jour des Expiations, qui place Azazel en face d'Avaya, loin d'indiquer un antagonisme radical et essentiel à la façon du dualisme manichéen, marque au contraire une ascension vers l'unité supérieure; c'est une de ces contradictions qui se concilient à une certaine hauteur, au point où réside, comme dirait Hegel, l'identité des contraires.

Et voici un fait qu'on peut bien attribuer à un étrange hasard, mais qui est en tout cas une solennelle confirmation de nos idées, c'est que le jour de Kippour, le seul jour dans l'année où s'accomplissait le rite équivoque d'Azazel et où le culte était célébré en face des chérubins, est placé par les Kabbalistes sous l'invocation de la Bina, c'est-à-dire de cette unité supérieure où tous les attributs se confondent, où aucune distinction n'est encore visible, ou tout est bon, saint, légitime, en un mot, divin. [12]


References

  1. Schem Avaya d'après les Rabbins.
  2. En hebreu Parzouf, ce qui équivaut au prosopon grec et à la persona des Latins qui, par un fâcheux malentendu, a donné naissance à la Trinite chrétienne
  3. Pag 209
  4. Ehié ascher Ehié, je suis celui qui est, Exode, III, 14.
  5. Page 210
  6. Page 211
  7. ... ein Tell von jener Kraft Die stets das Böse will und nur das Gute schaft
  8. Rivale d'Anne, femme d'Elkana: « Il avait deux femmes dont l'une s'appelait Anne et l'autre Peninna; Peninna avait des enfants, mais Anne n'en avait point ». I Samuel I, 2.
  9. Page 212
  10. Rappelons pour l'intelligence de ce passage la composition de l'arbre de la Kabbale, אילן הקבלה……..
  11. Page 213
  12. Page 214