Israël et L'Humanité - Valeur philosophique de la doctrine hêbraique

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IV.

Valeur philosophique de la doctrine hébraïque.

§ 1.

Pour apprécier convenablement la valeur philosophique de la doctrine hébraïque sur L'identité des lois divine et humaine, on ne saurait mieux faire, croyons-nous, que de reproduire ici les pensées des nombreux écrivains qui de près ou de loin ont pressenti cette unité.

La vie sensitive et intellectuelle a été considérée de la même manière que nous envisageons la vie morale et religieuse, c'est-à-dire comme la possession que la nature prend d'elle-même . «Qu'est-ce donc que la perception extérieure? nous dit-on. C'est la nature devenant en quelque sorte subjective, se faisant conscience pour s'apercevoir dans sa réalité et dans ses phénomènes. Quand nous voyons, c'est la lumière qui se voit... Quand nous entendons, c'est le son qui s'entend. Les sens appartiennent à la nature, viennent de la nature; c'est la nature dans son immanence qui voit, qui entend ». On ajoute que « l'homme est l'œuvre suprême de la puissance qui crée les organismes et que son esprit n'est que le dernier degré de la conscience que prend peu à peu dans des efforts successifs l'esprit immanent au monde... Qu'est-ce que l'entendement humain? Ce sont les lois universellement obéies de la matière et de l'imagination objective se percevant elles-mêmes dans une faculté consciente de notre âme [1]».

Un sociologue écrit de son côté: L'homme, c'est la nature devenue consciente d'elle-même ; c'est l'effort suprême de la nature pour comprendre soi-même, pour se connaître comme pour exister. Il [2]paraît presque que l'échelle des êtres s'étant développée jusqu'à ce point, elle n'ait plus besoin d'aller au delà, car l'homme, à la différence de ce qui arrive pour les autres animaux a la faculté de progresser indéfiniment [3] ». Cet arrêt de la nature à l'homme prouverait justement, à notre avis, qu'elle s'épuise en lui, qu'il le représente complètement et que tout ce qu'elle possède, c'est l'homme qui le lui a donné, mais l'homme idéal, l'Adam primitif qui renfermait bien plus qu'il n'a donné, de même que l'âme surpasse en puissance les réalités du corps qu'elle façonne, en sorte que l'homme demeure progressif et continue, même dans la période évolutive, l'œuvre qu'il a commencée d'une autre manière dans la période créative, en attendant le jour où la planète, ce corps de l'humanité, ayant achevé sa carrière, retournera à l'état chaotique pour être travaillée de nouveau par son âme, Adam, et aboutir, grâce au progrès déjà réalisé, à une humanité plus parfaite.

La théorie de Hartmann, d'après laquelle un esprit bien doué et bien cultivé révèle l'harmonie inconsciente qui existe entre la nature et lui, présente assez d'affinité avec le système de Hegel pour qui la logique est en même temps la science de la réalité; l'idée est tout, c'est-à-dire la seule substance, le seul et absolu sujet; l'évolution de l'univers n'est que le mouvement spontané et purement dialectique de l'idée. La même doctrine est démontrée plus simplement encore, si l'on observe l'intelligibilité de l'univers, par laquelle l'esprit humain contemple ses propres lois dans le Vrai et le Beau qui éclatent dans la nature; ainsi la loi qui forma l'intelligence humaine est aussi celle qui ordonna L'univers. «La même loi régit le verbe de la nature et le verbe de l'homme » écrit Edgar Quinet [4]» et ailleurs, cherchant dans les événements naturels la clef de l'histoire universelle, il dit: « Je m'explique alors ma curiosité des arts, des lettres, des philosophies; je vois que ces surfaces cachent des profondeurs, que les vérités humaines enveloppent des vérités naturelles, que les lois des empires révèlent les lois des êtres organisés[5]»

Déjà pour repousser les hypothèses des philosophes qui imaginaient plusieurs principes des choses, soit matériels, soit abstraits, Aristote se plaignait qu'on fît ainsi de l'univers une pièce informe, [6] non plus une composition, mais une série d'épisodes où les êtres relevant de causes premières différentes, rien ne se tient nécessairement. Herbert Spencer exprime au fond une idée analogue quand il écrit: « Comme l'univers par l'impression immaculée des siècles a façonné l'humanité à son image et fait descendre en elle ses propres lois, l'humanité à son tour imprimant peu à peu dans l'homme ses formes et son organisation finira par descendre en lui tout entière; l'individu portera en soi le monde [7]». On connaît le système de Taine et d'autres penseurs, d'après lequel les produits ou les manifestations de la pensée humaine doivent être considérés comme faisant partie de l'histoire naturelle, les lois de la nature étant elles-mêmes les agents ou facteurs de la civilisation. Peut-être se trompent-ils en comprenant cette action comme s'exerçant dans le domaine historique et sur l'humanité déjà formée. Le vrai point de contact entre la nature et l'humanité est antérieur à la démarcation qui s'est établie entre l'une et l'autre; il est dans l'idée créatrice qui s'incarne dans l'homme, seule véritable incarnation du Verbe, pour opérer la rédemption de la nature en la surélevant, grâce à la faculté de perfectionnement qui est en lui et qui la dépasse de toute la mesure dont l'idéal dépasse le réel.

L'axiome de Spinoza proclamant l'identité de la nature avec les lois de la pensée [8] répond à ce qu'il y a de vrai dans les prétentions de ceux qui soutiennent que l'esprit est régi par les mêmes lois que la matière, comme l'atteste le langage commun de tous les peuples qui emploient la même terminologie pour désigner les phénomènes matériels ou intellectuels. il n'est pas jusqu'aux lois plus éloignées et moins apparentes qui ne soient trouvées par les savants parfaitement conformes, soit qu'elles concernent les procédés de la nature extérieure, soit qu'elles intéressent les opérations de l'esprit ou de la faculté pensante. C'est ainsi qu'ils nous démontrent comment les plus notables faits psychologiques donnent la forme sous laquelle se manifeste la nature extérieure, c'est-à-dire la cause efficiente, l'activité; l'aspiration vers un but final [9]. Nous retrouvons là ce que nous avons dit de la théorie hébraïque du macrocosme ou de l'univers conçu sur le type de [10] l'homme comme le Microcosme est l'homme conçu sur le type de l'univers, puisque dans son évolution embryonique il parcourt toutes les phases correspondantes à l'ordre zoologique et à l'ordre paléontologique.

Ecoutons maintenant l'interprète d'un système philosophique qui, dans son originalité et sa profondeur, présente de frappantes analogies avec la théosophie kabbalistique « La loi, dit M. Ravaisson, qui à tous les degrés de l'existence subordonne les causes efficientes aux causes finales et la pluralité des éléments à l'unité de l'être est aussi la loi d'ordre qui de tous les êtres comme d'autant d'éléments compose un être unique, le Cosmos, ordre supérieur qui comprend tout autre ordre ». Et la formation du Cosmos est pour cet auteur comme pour les kabbalistes une limitation, un sacrifice de l'Infini divin, une léthargie dont le réveil se fait dans l'homme [11]. Mais voici ce qui nous intéresse plus particulièrement pour notre recherche actuelle. « Si par l'examen de nous-mêmes, dit le même penseur, nous découvrons dans les lois de notre activité les lois des choses, c'est que nous ne sommes pas seulement un être individuel, mais aussi l'être divin qui s'éveilla à la connaissance réfléchie de sa propre essence [12]» . Il en résulte, à notre avis, comme conséquence naturelle, que le principe d'après lequel l'homme est l'image de Dieu dans le sens où nous avons compris celle-ci se trouve en étroite relation avec celui de l'unité de la loi physique et morale.


§ 2.

Voici d'autres témoignages en faveur de la même doctrine. On a fait observer que l'homme étant compris dans le monde, les principes des choses ne sont universels qu'à la condition de s'étendre à sa nature morale. Pythagore et Platon n'ont qu'une loi pour le gouvernement des individus, des cités et des cieux. Spinoza de son côté commence l'Ethique par la théorie de la substance. Toute philosophie devient une morale, toute conception de l'univers une conception de l'homme et de ses destinées. L'homme, fragment du monde, participe à ses lois dont la loi morale n'est qu'une déduction. Leibnitz semble penser comme Malebranche que [13]ce que la théologie chrétienne appelle l'ordre de la grâce, est pour ainsi dire anté sur l'ordre de la nature ou, comme il s'exprime, que l'un est parallèle à l'autre.

On sait que Montesquieu définit la loi «  l'expression des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » et on a objecté à ce propos que son but unique étant en définitive le bonheur, la contrainte sociale devra être réduite au strict nécessaire et qu'aucune loi, envisagée au point de vite utilitaire, ne sera en elle-même un mal. Mais il faut distinguer ici entre la loi positive écrite et la loi intérieure et morale, c'est de celle-ci que Montesquieu donne la définition; l'autre doit servir à l'appliquer dans la mesure et de la manière les plus convenables à la réalisation de la félicité. Existe-t-il d'ailleurs dans l'univers, une seule loi qui ait pour but unique la félicité de ceux qu'elle régit ? Toutes visent plutôt à l'ordre et à l'harmonie entre les êtres créés et il n'y a aucune raison pour que l'homme fasse exception à cette règle. En outre, quel est ce bonheur que l'on dit être le but unique de la loi? C'est sans aucun doute la félicite générale et dans ce cas on ne voit pas pourquoi celle-ci ne justifierait pas toutes les lois particulières, de quelque nature qu'elles fussent, dès lors qu'elles sont nécessaires pour atteindre le but proposé. S'il en est ainsi au simple point de vue utilitaire, on ne saurait raisonner autrement dans un système qui ne reconnaît pas pour but l'intérêt seul; le nombre des lois devra être alors évidemment, non pas toujours le plus petit possible, mais celui que l'ordre et la justice exigent.

Il y a cependant un sens dans lequel la doctrine que nous réfutons est vraie; c'est celui de la transformation en habitude morale des dispositions de la loi écrite, en sorte que l'on pourra alors se passer de celle-ci. Herbert Spencer va jusqu'à concevoir un état idéal de la société qui serait l'absence de toute loi coercive et la complète autonomie de l'individu. Comprise dans le sens non seulement social, mais religieux, cette doctrine est bien celle de Jérémie [14], lorsqu'il prédit que la Loi sera un jour écrite dans les cœurs et que les hommes n'auront plus besoin de l'apprendre les uns des autres. Moïse aussi avait annoncé, peut-être comme un idéal à atteindre, que sa loi avait son siège sur la bouche et dans le cœur . Et qui sait si, jugeant l'heureux temps [15]messianique arrivé, le christianisme ne s'est pas cru par là autorisé à décréter l'abolition de la loi, donnant ainsi une fausse interprétation à la prophétie de Jérémie qui ne songeait nullement à rien abolir?

L'esprit romain, tout pratique et positif qu'il était, avait de la loi une idée si transcendante qu'elle se rapproche beaucoup de la conception du Tao de l'Extrême-Orient et de la Thora envisagée, comme le fait précisément la Kabbale, au point de vue cosmologique et métaphysique. Il suffit de rappeler que la jurisprudence romaine prétendait embrasser la morale tout entière et même la science universelle, puisqu'elle se définissait elle-même « la connaissance des choses divines et des choses humaines [16]».

D'un autre côté de l'horizon intellectuel, nous voyons les idéologues se poser des problèmes dont l'unique solution gît dans cette identité des lois dont nous parlons. Kant se demandait pourquoi, parce qu'une chose est, il est nécessaire qu'une autre soit ? Je comprends très bien comment une conséquence découle d'un principe, d'après la loi d'identité, puisqu'il suffit d'analyser le concept de l'un pour en faire sortir l'autre. Ainsi la nécessité entraîne l'immutabilité; la composition, la divisibilité; l'infinité, l'omniscience. Mais comment une chose dérive d'une autre, non plus en vertu de la loi d'identité, c'est là ce que je voudrais qu'on m'expliquât[17] ». A ces paroles de Kant, il est permis de répondre qu'on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas invoquer le même principe d'identité pour expliquer les rapports entre la cause et l'effet, celui-ci traduisant celle-là de telle manière qu'il joue par cela même en quelque sorte le rôle de véritable verbe incarné. Ensuite si l'intention du philosophe était de rechercher, non pas pourquoi ce lien existe, mais pourquoi nous en avons la notion, le fait de la succession lui-même ne prouvant rien comme Kant l'a démontré, il n'y aurait qu'une chose à répondre, ce nous semble, c'est que justement parce que notre esprit est le miroir fidèle de la nature, qui en lui prend conscience d'elle-même, il saisit ainsi le lien des faits tel qu'il est en réalité.

M. Séailles nous dit que la science n'est que la face subjective des mouvements de la matière, traduits par les mouvements du cerveau. « La nature et Dieu, écrit-il s'impliquent logiquement comme les notions qui les représentent à la pensée; l'œuvre de [18]l'esprit est de retrouver cette géométrie vivante dont les déductions sans fin remplissent l'éternel et l'immense: la science est déductive ou elle n'est pas. L'Intelligible en nous est devenu l'intelligence et dans l'enchaînement de nos idées, nous devons retrouver l'enchaînement des choses. Ainsi la science est dans l'esprit, la raison est la lumière qui l'y découvre, l'effort dialectique est le mouvement par lequel cette lumière se projette sur tout l'univers idéal qui lie se distingue pas de l'univers réel [19]». Il est impossible de méconnaître l'analogie que présentent ces pensées avec les idées hébraïques quand le même auteur écrit que l'homme, se tournant vers lui-même , n'est pas emprisonné dans les limites étroites d'une individualité fermée, qu'il contemple l'universel et l'absolu et qu'en analysant sa propre pensée, il ne découvre pas des formes vides, types généraux, obstructions stériles, mais l'être dans son essence et dans ses lois. Et de même que les Rabbins voient dans la Thora, devenue loi de l'homme, le plan qui a servi à Dieu dans la construction du monde, nous entendons ce savant indépendant nous dire que l'esprit humain, dans ses recherches scientifiques, ressemble à un architecte qui, chargé de retrouver le plan d'un édifice construit, en démêlerait les intentions et en reconstituerait le dessein dans son ordonnance et sa simplicité primitives. « La cause matérielle et la cause formelle, dit-il encore, les éléments et le génie de la combinaison, est-ce assez pour construire le monde? Non; l'imagination créatrice ne peut travailler la matière qu'en obéissant aux lois universelles nécessaires qui dominent toute réalité et deviennent dans l'esprit les lois de la pensée, les principes de toute science et de toute logique [20]».

Voilà, donc la science et la religion, la loi de l'univers et celle de l'homme, la Sagesse et la Thora identifiées. On nous permettra de signaler à présent une conséquence dont nous laissons au lecteur le sein d'apprécier toute l'importance; c'est que la science tout entière devient religieuse; toute connaissance se trouve sanctifiée et l'acte intellectuel devient un acte moral par excellence. On a reproché à la Kabbale d'être un ascétisme; après tout ce que nous avons dit, peut-être comprendra-t-on que nous souhaitions, pour l'avenir de la raison et de la science, beaucoup d'ascétisme semblable à celui du judaïsme qui fait de l'organisation humaine quelque chose de divin. [21]


References

  1. Revue philosophique, févr. 1878 p.212 et suiv.
  2. Page 426
  3. Anonyme, Eléments de science sociale, p. 386
  4. Créations, vol. II p. 145.
  5. Ibid, tome I, IV, p. 345.
  6. Page 427
  7. Ordo et connexio idearum idem ac ordo et connexio rerum .
  8. Revue des deux mondes, avril 1875
  9. v. Revue philosophique, oct. 1876
  10. Page 428
  11. Il faut se rappeler ici la tardema (léthargie) sont Adam est frappé dans le livre de la Genèse et qui est explique métaphysiquement dans le même sens par la Kabbale, la chute du Logos, l'Idéal, dans le réel.
  12. Loc. cit p. 377
  13. Page 429
  14. XXXI, 33.
  15. Page 430
  16. Rerum divinarum atque humanarum notitia. V. Ribot, Revue philosophique, Juillet 1880.
  17. Ibid. Juillet 1879, p. 125
  18. Page 431
  19. Loc. cit. p. 106
  20. Revue philosophique, Janvier 1880
  21. Page 432