Israël et L'Humanité - De la conscience sociale universelle

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II.

De la conscience sociale universelle.

§ 1.

Notre point de départ pour nos études ultérieures, c'est que l'homme et la nation ont pour centre d'unité l'Adam biblique. Si nous considérons la nation détachée du tronc commun, nous voyons que le lien de son unité historique est le patriarche ou chef de lignée, tandis que son unité idéale, son âme est dans le Sar ou génie céleste dont nous avons déjà parlé. Celui-ci a lui-même ses racines dans un des attributs divins dont il est la réalisation supérieur, chacune de ces réalisations étant à son tour le Sar de celle qui vient immédiatement après elle.

Les nations s'unifient entre elles historiquement en Adam, psychologiquement dans la Schechina, le divin dans le monde, qui est le centre de toutes les âmes, et idéalement dans le Verbe ou Logos qui est le monde intelligible. Il en résulte de graves et nombreuses conséquences. Chaque nation représentant une idée particulière a [1]par là même sa raison d'être: son existence est légitime, son droit inviolable et il faut ajouter que son perfectionnement rentre dans l'ordre cosmique et dans les desseins de la Providence. Enfin le but auquel tend la constitution des nationalités paraît être leur organisation définitive dans une unité ou harmonie finale, évolution que l'on peut constater d'ailleurs dans les différentes parties de la nature. La perfection de l'ensemble croît en effet en proportion de celle des parties. «Le développement de la vie dans diverses directions, écrit M. Nogel, est une loi naturelle dans le monde physique et dans le monde moral et plus l'humanité se développera en nationalités différentes susceptibles de civilisation et animées de nobles tendances, plus facilement sera résolu le problème de perfectionnement général de la race humaine [2] »

On va entendre une appréciation des conceptions d'Auguste Comte à ce sujet et l'on ne pourra manquer d'être frappé de la grandeur des idées juives, en constatant que l'hébraïsme a devancé de tant de siècles le philosophe positiviste. « La reconnaissance de l'humanité comme un tout organique à l'égard duquel chaque individu soutient des rapports définis et doit remplir certains devoirs, dépasse à quelque égard même l'idée chrétienne de l'humanité considérée comme une famille de frères. Dans le christianisme comme dans les religions antérieures, l'obligation morale à l'égard d'autrui est plus ou moins subordonnée au salut de l'individu, tandis que pour Auguste Comte l'amour universel est le premier principe d'action fondé sur les droits du grand être qui contient ceux de chacun de ses membres individuels [3] ».

On a fait remarquer avec raison à ce propos qu'il faut s'en tenir à la distinction de deux sortes d'organismes: les organismes intermédiaires doués de sensation collective et les organismes supérieurs dont chaque partie possède à la fois la conscience du moi et la conscience du tout, si bien que comme la monade de Leibnitz (mais monade ouverte et non fermée), elle est vraiment le miroir de ce petit univers qui subsiste tant par sa volonté propre que par celle de tous les autres. C'est donc en définitive dans les membres mêmes de la société qu'existe la conscience de l'organisme social et du contrat social, conscience plus ou moins claire d'ailleurs et qui va s'exaltant dans les intelligences supérieures.[4][5]. Nous ferons simplement observer qu'il paraît inadmissible que la conscience que chaque membre de la société acquiert de l'organisme social épuise toute la conscience de cet organisme, car nous aurions alors autant de consciences complètes de même organisme social qu'il y a d'individus. Comment la chose serait-elle possible, puisque l'individu n'est qu'une infime partie de cet organisme? Nous objectera-t-on qu'il n'y a aucune preuve de l'existence d'une conscience sociale universelle? A cela nous répondrons que la preuve est dans les efforts que nous apercevons. S'il n'existait pas une unité idéale directrice de tout l'organisme social, on ne verrait point, selon le mot de M. Mamiani « cette conspiration ininterrompue de tous ses membres vers l'organisation de la vie universelle, qui est le grand miracle de la physiologie».

Enfin, la conscience de l'organisme social que chaque membre possède n'est point celle de la société elle-même en général, ce qu'il est absurde de supposer, le même être ne pouvant se sentir partie et tout à la fois; c'est simplement la conscience de lui appartenir, d'être membre du tout. Ce qui distingue les hommes supérieurs, ce n'est pas seulement une plus grande force, une plus grande intensité de ce sentiment individuel, mais encore une étendue plus considérable de conscience, car ils forment des parties plus compréhensives du corps social, en embrassant pour ainsi dire un plus grand nombre de leurs semblables. De degré en degré l'imagination arrive ainsi à concevoir un être, quel qu'il soit d'ailleurs, en qui l'humanité a pris conscience d'elle-même dans sa totalité. De même que chaque nation particulière a son Sar , qui est son génie ou esprit et qui réalise son unité, de même le monde des nations, l'humanité dans son ensemble a une âme, une vie qui lui est propre et qui fait d'elle un organisme vivant. Celui-ci se développe d'après ses lois spéciales qui sont les lois de l'histoire. C'est ainsi que des intelligences supérieures comme Schelling, Krause, Herbert Spencer envisagent l'humanité. « Tous les peuples, dit M. Mamiani, concourent d'une façon plus ou moins consciente, malgré leurs rivalités et leurs luttes, à la constitution de l'unité organique des nations, doctrine nouvelle qui forme la vraie et inébranlable base de la philosophie de l'histoire [6] [7]§ 2.

Hartmann dit quelque part que si la logique minuscule est absolument nécessaire pour le développement historique, il est prouvé également par cela même qu'elle est également indispensable pour le développement individuel, puisque l'individu organique est composé d'individus d'un ordre inférieur, précisément de la même manière que le peuple ou l'Etat sont composés d'individus d'un ordre bien plus élevé et puisque les premiers exigent une raison directrice aussi bien que ces derniers. On a objecté à cela qu'il y a une grande différence entre l'idée d'organisme et celle d'humanité, la première supposant la fatalité et l'autre la liberté, et que pour cette raison il y a dans l'organisme, développement harmonieux et simultané de toutes les parties, ce qui ne semble pas se vérifier dans l'humanité. « Si l'on admet par analogie, écrit M. Carreau, que les nations sont les organes d'un vaste corps qui est l'humanité, il faudra concevoir que certains de ces organes sont à peine à la première phase de leur croissance, que d'autres se sont arrêtés dans leur évolution, que d'autres encore rétrogradent; que ceux-ci sont dans l'adolescence, ceux-là dans l'âge mûr, quelques uns enfin tout près de la vieillesse [8]» .

Il ne faut pas oublier toutefois que les différences signalées dans le développement des organes ne sont que l'effet de la nature libre de ce même développement de l'humanité. La liberté peut troubler momentanément l'évolution harmonieuse et synchronique des parties, mais elle ne peut en aucune façon compromettre le résultat final assuré d'avance par la tendance au progrès, innée chez l'homme. Or, ce résultat final, cette humanité idéale, produite par les développements plus ou moins irréguliers qui l'auront précédée, consacrera l'unité entre les nations et l'histoire de tous les peuples y devra entrer comme élément, chacun d'eux ayant joué un rôle spécial dans l'évolution du genre humain. Il faut ajouter aussi que si certaines nations vieillissent, tandis que d'autres demeurent jeunes et d'autres encore à l'état d'enfance, ce sont moins les peuples eux-mêmes, simples organes et instruments de transmission, qu'il importe de considérer, que les principes qu'ils représentent et qui durent plus qu'eux; car il arrive souvent qu'après [9]la décadence des nationalités qui les avaient reçues et gardées tout d'abord, ces idées passent ensuite en d'autres mains plus capables de conserver le dépôt. Dans l'histoire de l'humanité, il en est donc des peuples comme des molécules dans les corps organisés qui, après avoir rempli leur tache pendant un certain temps, cèdent la place à d'autres qui viennent poursuivre leur œuvre.

L'unité du genre humain n'est point encore achevée, mais elle est en train de se réaliser et les anomalies qu'on peut encore signaler présentement sont justement les imperfections de grand corps social. Pour l'hébraïsme, la nation avec sa mission, sa vie propre, est l'anneau intermédiaire qui rattache l'homme, l'individu, à l'humanité future constituée enfin dans son unité définitive. Cette humanité n'est donc pas pour lui la multitude inorganique des individus, mais l'unité organique des nations. On sait que dans le christianisme au contraire, c'est l'autre conception qui prévaut.

Nous trouvons dans Cicéron cette idée capitale d'une société qui s'étend au-delà de l'humanité, idée qui répond à l'harmonie de l'homme avec l'univers d'après l'hébraïsme, et aussi celle des rapports avec l'Intelligence universelle, c'est-à-dire avec Dieu: « La raison, dit-il, source du devoir et du droit est commune à tous les hommes; c'est le fondement naturel d'une société universelle, dans laquelle l'échange mutuel des services et des bienfaits est nécessaire à la conservation et au perfectionnement de chacun; organisme admirable dans lequel la vie passe d'un membre à l'autre pour le bien commun, dans lequel chacun se sent vivre et opérer en tous et tous en chacun; ville immense gouvernée et conservée par une seule législation, celle de la raison, ville non circonscrite par les frontières d'une nation, ni par les bornes de l'humanité mais étendue à tous les êtres rationnels dont fait partie Dieu lui-même , car entre lui et l'homme, il y a cette ressemblance et cette différence que l'un fait partie de l'Intelligence et l'autre est l'Intelligence universelle, que l'un a en soi une étincelle du divin tandis que l'autre en est le principe et le répand dans le monde [10]».

Que l'unité organique de l'humanité soit constituée par les nations ou par les individus, cette conscience sociale universelle est pour l'hébraïsme un fait qu'on ne saurait mettre en doute. Elle vit et agit sous la diversité des races et des idées qu'elle représente;[11] elle réalise l'unité de l'humanité future comme le Logos, l'Adam divin, réalise l'unité des idées. Le livre de la Genèse, en nous représentant tous comme membres d'une même famille primitive, et les Prophètes, en annonçant l'unité finale du genre humain, nous ont laissé entrevoir l'existence de cette conscience universelle que la théosophie hébraïque a proclamée ensuite, puisque d'après elle le corps d'Adam contenait dans ses différentes parties tous les individus et tous les peuples qui se sont diversifiés selon la nature de chaque membre, en maintenant cependant, malgré tout, leur unité idéale qui répond à l'unité matérielle du corps du premier homme. On sait que le Zohar compare Israël au cœur de l'humanité, tandis que les autres nations en représentent les divers membres. Sénèque a dit aussi: Omne hoc quod vides unum est, membra sumus corporis magni. . Mais pour la Kabbale, ce n'est pas seulement le corps d'Adam, c'est son âme qui renfermait toute l'humanité à venir. Quant à l'unité organique des idées, on en saisit toute l'économie si l'on se souvient que les Sarim qui les personnifient sont, pour l'hébraïsme, à la fois les ministres de la cour céleste - d'où découle cette idée que les peuples descendent historiquement d'un même ancêtre - les différentes parties de la Schechina, du divin dans le monde, ce qui unit toutes les nations comme les diverses parties du corps d'Adam et enfin, les éléments du Logos, en sorte que l'humanité tout entière se fond pour ainsi dire idéalement en une conscience unique.

La Kabbale a figuré tout cela dans un illan ou arbre généalogique, représentation graphique des sephirot à chacune desquelles est rattaché un des grands peuples de l'histoire, l'Egypte, Babylone, les Perses, les Mèdes, la Grèce, la Rome païenne, puis chrétienne, et l'Islam [12]. C'est comme un tableau en abrégé de toute la philosophie de l'histoire.


References

  1. Page 387
  2. Revue Scientifique, 1875, p. 677
  3. Revue philosophique, ann. 1885, p. 337
  4. Ibid. V. FOUILLÉE, Vue synthétique sur la sociologies, p. 387.
  5. Page 388
  6. Confessioni di un metafisico, tomo II, libro . V.
  7. Page 389
  8. Revue des Deux Mondes, 1875, p. 575.
  9. Page 390
  10. V. Philosophique des Ecoles italiennes. Ann. X, févr. 1879, p. 299.
  11. Page 391
  12. V. le commentaire sur le Zohar Mikdasch Melech, tome I, p. 39.